Sur Itinerarium

Le 13 février, c’est l’entrée en Carême pour les chrétiens. Pas de battage médiatique, ni de paneaux lumineux dans les villes nous souhaitant un bon carême, ni même de fêtes dans les mairies offertes aux frais du contribuables, comme ce fut le cas pour le Ramadan des musulmans. Bref, le Carême passe (presque) inaperçu dans ce monde. Voilà une bonne raison de redoubler d’ardeur. Mais faut-il s’infliger réellement des pénitences, telles que le jeûne ou la sobriété ? Le Carême n’est-il pas seulement un « cheminement spirituel », qui laisse derrière ces pénitences moyenâgeuses ? Non. Nous ne sommes pas que des êtres spirituels. Nous cheminons ici-bas dans notre corps. Il doit donc s’allier à l’esprit. Prospectives pour un Carême corporel et phénoménologique.  

   Nous connaissons la distinction classique entre la chair (le corps vécu et vivant, « spiritualisé ») et le corps (matériel, dur, malade, lourd). En faisant porter le poids de la vie sur le corps (par le jeûne, les restrictions ou les pénitences), la période du Carême que nous vivons en ce moment permet une ré-évaluation en profondeur de la prédominance actuelle de la chair sur le corps ; le Carême consacre la vengeance du corps sur la chair.

   En effet, aujourd’hui la chair a vaincu : délectation et empathie sont les maitres mots de ce monde – tout s’accélère et se spiritualise. Le corps, les réquisits vitaux qu’il nous impose et les différences qu’il nous fait voir – puisque le corps est extériorité[1], est oublié dans cette accélération. Nous spiritualisons les rapports sociaux dans l’empathie de la chair et nous spiritualisons le rapport à notre propre concupiscence dans la délectation charnelle.

Délectation – Certes tous ont une chair pour jouir de la consommation des biens et de la délectation des choses de ce monde, pour sentir l’air chaud de la plage en vacance ou le nappage d’un bon vin en terrasse. Mais le corps, une fois de plus, est oublié dans cette course à la délectation. Le corps, en tant qu’il réifie les vécus de la chair dans l’extériorité du monde (le corps empirique est une chose parmi les choses), évite l’écueil « sentimentaliste », et nous redécouvre non pas comme un « je peux » indistinct et perdu devant ce que, justement, il peut, mais comme un étant constitué de viande objectivée dans le monde avec les limites et les dangers que cela comporte (par exemple le fait que le corps est toujours exposé à n’importe quelle Gestell technico-scientifique).

Empathie – De même : oui tous ont une chair, mais nul n’a le même corps. Vouloir trop « vivre » l’autre sous le mode de l’empathie, c’est détruire à la fois l’autre et se détruire soi-même dans l’autre. Spiritualiser les différences dans le cum-sentire ou le sum-pathos de la chairc’est oublier son propre corps. Avec l’oubli du corps, il y a l’oubli de ce que nous sommes et de ce que nous ne sommes pas, il y a l’oubli de l’usage des yeux pour voir que l’autre a un corps autre, jusqu’à l’oubli du fait que l’autre a toujours un visage singulier et différent[2].

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Le corps en tant que corps, tel qu’il est rappelé par les pénitences du temps de Carême, est exacerbation de nos limites d’êtres incarnés. Plus que tout, par sa mise en lumière du corporel, le jeûne de Carême permet de lutter contre la spiritualisation empathique de la chair. Voilà d’ailleurs pourquoi les pénitences de Carême doivent obligatoirement êtres corporelles[3].

Le jeûne de Carême remet en lumière la finitude, les singularités et les aspérités de notre condition terrestre ; il nous redécouvre comme incarnés. Incarnés dans notre finitude et dans notre faiblesse, mais aussi dans ce que nous sommes et ce que nous ne sommes pas (sens de la limite). Par le jeûne, et grâce au regard qu’il nous fait tourner vers le corps, nous redécouvrons le sens de ladifférence (de visage, de posture, de culture), le sens de la frontière (c’est-à-dire le fait que le fini est inhérent à tout ce qui est) et le sens de l’identité (ce qui fait d’une vague souffrance empathique, celle de l’autre en général, ma souffrance, celle de mon corps qui a faim). Le jeûne nous délivre le corps en nous délivrant de la chair (et non l’inverse), nous livrant tout ce qui s’en suit, finitude, frontière, consistance du corps, différence, concrétude, et cætera.

C’est pourquoi le Carême, en plus de son importance religieuse, a une importance phénoménologique : par lui nous redécouvrons que ce n’est pas l’autre qui fait la finitude, mais que c’est la finitude qui fait qu’il y a autre (redécouverte de la consistance et de l’autonomie du fini), et que ce n’est pas la vie qui requiert mon corps, mais que c’est le corps qui requiert la vie (redécouverte de la vie comme entéléchie première d’un corps organisé[4]).

L’inversion de l’ordre des rapports constitue la nouvelle tâche du phénoménologue et du chrétien : redécouvrir la finitude du corps et sa consistance véritable pour le premier et s’appliquer à faire contrepoids à la spiritualisation fautive de l’existence pour le second. Quant à celui qui est – par incroyable – phénoménologue et chrétien, on ne saurait trop recommander de ne plus pratiquer son corps mais, dorénavant, de pratiquer comme corps.


[1] Michel Henry, C’est moi la Vérité, p. 9

[2] C’est la question qui se pose et qui s’est posé à propos des fameuses descriptions Levinas : quel est le visage dont il parle ? Il ne parle jamais en effet de tel visage singulier, mais du visage en général. Ne décrit-il pas un visage commun, universel, sans singularités, un visage sans face, et, in fine, un visage sans corps ?

[3] L’Eglise catholique demande aux fidèles de jeûner au minimum les jours du mercredi des Cendres et du Vendredi saint (le jeûne consiste à limiter la prise de nourriture à un seul repas maigre au cours de la journée et une collation). Droit canon 1251 ; 1252 ; 97, § 1 et 203, § 2.

[4] Aristote, De Anima, II, 1, 412 b 27

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