Vincent Lambert et le concept de dignité

Lorsque la médecine se tourne contre son patient, que le droit ne protège plus la vie des personnes, et que le bon sens ne voit plus l’être humain dans un corps handicapé, c’est qu’ils ont perdu toute raison. Signe qu’il est peut-être temps de laisser la philosophie s’exprimer. Sa parole manque, dans l’affaire Vincent Lambert, car les questions sont mal posées.

« Qui voudrait être à sa place ? » – personne, évidemment. Paralysé, en situation de grand handicap et de relationnel pauvre (EVC-EPR), Vincent est évidemment celui que personne ne voudrait être. Ce qui le place à la croisée des concepts de volonté et d’être, entre ce qu’on veut être et ce que l’on est. Il y a évidemment toujours un hiatus : personne n’est celui qu’il veut être. Certes, le cas de Vincent Lambert pousse à l’extrême ce hiatus ontologique. L’état de Vincent Lambert est à l’opposé radical de ce que le sens commun entend par la bonne santé. Si ce que l’on est ne coïncide absolument pas avec ce que l’on veut être, peut-on s’arrêter là ?

A cette question, les deux grandes éthiques de l’histoire de la pensée, celle d’Aristote (l’eudémonisme) et celle de Kant (le déontologisme) ont une même réponse : non, car l’être de l’homme ne dépend pas de son paraître.  C’est ce qu’exprime le concept de dignité.

De la dignité, on entend tout et surtout n’importe quoi. Le mot a été vidé de sa substance et de sa cohérence. Il a été manipulé, et nous devons dénoncer cette manipulation. Le mot « dignité » a été stratégiquement préempté par les militants de l’Association du Droit à Mourir dans la Dignité (ADMD), afin de défendre l’euthanasie et le suicide assisté. L’expression « mourir dans la dignité » implique qu’il y aurait des morts indignes. L’expression introduit une variable dans un concept qui signifie justement l’invariabilité. Elle introduit du conditionnel dans l’inconditionnalité.  C’est l’exact inverse de la signification du concept de dignité.

La dignité est d’origine théologique. Saint Thomas d’Aquin, s’appuyant sur Aristote, montre que l’être humain est digne en ce qu’il participe de la dignité suprême de Dieu ; sa dignité est donc relative. Ce qui implique donc qu’elle ne dépend pas de critères humains. Ce n’est pas au médecin, au juge ou même au proche de décréter la dignité de tel ou tel. C’est justement cette hétéronomie de la dignité humaine qui lui donne son caractère inviolable et indisponible. Au fond, la dignité est ce qui reste quand on a perdu toutes les raisons d’être traité avec dignité. En cela, la dignité est « hors raison ». Elle n’est pas encadrée par le discours et par les phénomènes. Elle est « hors-cadre ». En cela, la dignité ne peut pas être jugée, que ce  soit par un juge, un médecin ou même un proche. Elle ne dépend ni d’un état, ni d’une volonté – y compris la sienne propre.

« Cette dignité intrinsèque apparaît surtout avec force face à une personne qui, par ailleurs, a tout fait pour perdre sa dignité. Malgré ses actions déplorables elle reste ce qu’elle est : une personne. L’agir suit l’être, l’existence prolonge l’essence, mais le contraire n’est pas vrai : de défaillances, même très graves, dans l’action ou l’existence d’une personne, il n’est pas licite d’en induire la disqualification de totale de son être ou de son essence » (Alain Sériaux, La dignité, principe universel du droit ?, Actu Philosophia, vol. 6,1997, p. 296).

Par son état et ce qu’on juge de lui, Vincent Lambert subit une disqualification ontologique : il ne mérite pas d’être, à cause de son paraître. L’aristotélico-thomisme nous apprend que seul Dieu donne l’être et juge le paraître, étant à la fois seul médecin, seul juge et seul en pouvoir de vie ou de mort. Autrement dit, l’être humain est foncièrement un être de dépendance et d’hétéronomie – ce qui rend l’homme extrêmement dépendant, extrêmement humain.

L’autre grande option de la philosophie morale dans l’histoire de la pensée, le déontologisme kantien, la dignité est également totalement indépendante de tout critère humain et de tout ce qui est contingent (santé, humeur, état physique…). Elle est universellement présente en tout homme, ce qui explique qu’on ne juge pas en l’autre un individu dans son aspect matériel, mais qu’on vise l’humanité présente en lui ; aussi est-il impossible pour un kantien de se suicider par exemple, parce que l’humanité qu’il a en lui dépasse sa propre personne.

« Si je n’ai pas le droit de me tuer, c’est précisément que je le puis, ce qui signifie que l’homme passe infiniment l’homme, et qu’en me tuant, j’essaie d’anéantir, pour autant qu’il dépend de moi, le sujet de la moralité » (J. Lacroix, Personne et Amour, Paris, Seuil, 1955, p. 13-14).

Ce que saint Thomas d’Aquin attribuait à Dieu, Kant l’attribue à l’homme : le fait de posséder une dignité en soi. L’effet, appliqué à la situation de Vincent Lambert, est le même : d’un côté cet homme est digne parce que sa dignité ne vient pas de lui mais d’un autre (Thomas d’Aquin), de l’autre côté cet homme est digne parce que sa dignité est totalement autonome et indépendante de l’état dans lequel il est (Kant).

 

Les deux plus grandes options morales de l’histoire de la philosophie considèrent que  la dignité humaine est un concept totalement étranger et indépendant du jugement humain, qu’il soit médical ou juridique. Après avoir épuisé les discours juridiques et médicaux, devenus inopérants, contradictoires et inexacts dans cette affaire, il serait peut-être bon, pour le bien de tous et notamment celui de Vincent Lambert, de laisser parler les philosophes.

 

Tribune publiée sur le site de l’Homme nouveau 

Quelques rappels sur Vincent Lambert

Quelques points pour avoir l’esprit clair sur ce qui arrive à Vincent Lambert et à notre société ; mais aussi pour lutter contre la désinformation qui règne à son sujet.

D’abord : oui, il va vivre une euthanasie, sans faire le nom, mais c’est bien une euthanasie.
Eu-(bon) thanatos (mort) veut dire : la « bonne mort », celle qu’on a décidé volontairement, dans un acte libre.(au passage Vincent Lambert n’a jamais affirmé clairement qu’il voulait être euthanasié).
Il va subir un arrêt de l’alimentation et de l’hydratation (considérés comme des soins depuis la loi de 2016) couplé à une sédation profonde et continue jusqu’au décès. En d’autres termes : une euthanasie par déshydratation et dénutrition.
Vincent Lambert n’est lié à aucune machine qui le maintiendrait artificiellement en vie. Il est juste alimenté et hydraté par sonde, notamment parce qu’il n’a jamais été rééduqué à la déglution.
Vincent n’est pas un légume. Il est dans un état pauci-relationnel, comme plus de 3000 patients dans son cas qui vivent leur vie dans des établissements adaptés.
Vincent réagit aux stimuli de ses proches, il tourne la tête, le regard et émet des sons. Il peut même déglutir. Il ne subit pas de souffrances indicibles.
En 2016, plus de 70 experts de haut niveau avaient publié une tribune dans Le Figaro affirmant que Vincent n’est pas en fin de vie et qu’il existe de nombreuses personnes dans ce cas-là.
A la question : est-ce que cette vie mérite d’être vécue ? Il faut poser un principe inaliénable et absolu : nul ne peut juger qu’une vie mérite ou non d’être vécue. La porte serait ouverte au pire (euthanasie d’handicapé, etc.).
Dans ce genre de cas grave et déchirant, le plus raisonnable, le plus juste et le plus humain n’est jamais la mort. Ce serait supprimer le problème, plutôt que de le résoudre. Ce serait supprimer l’handicapé, plutôt que le handicap. C’est une solution extrême, radicale.
En 2019, peut-on encore vouloir supprimer un handicapé, au motif que « sa vie ne vaut pas la peine », plutôt que de s’efforcer de l’entourer des meilleurs soins et du meilleur amour ? Triste société.

Sur le fondement trinitaire de l’amour de Dieu chez Thomas d’Aquin

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Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Thomas d’Aquin pose que la création de l’Univers est due à l’amour de Dieu – soit à une activité intelligente et volontaire. Elle n’est donc pas une activité nécessaire et « naturelle ». Ici Thomas d’Aquin se démarque des théologiens néo-platoniciens qui posaient que la création est une nécessité de nature pour Dieu.

Pour Thomas d’Aquin, l’explication profonde de la création se trouve au-dessus de la métaphysique, dans la procession des personnes Trinitaires et les actes totalement libres qui sont posés par Dieu. Il est impossible de comprendre la création selon Thomas d’Aquin sans faire référence à sa raison d’être, qui est de manifester l’amour de Dieu trinitaire. Il y a une constance sur ce point dans toute l’œuvre de l’Aquinate. « C’est de la procession des Personnes divines distinctes qu’est causée toute procession et multiplication des créatures », écrit le jeune Thomas dans Le Commentaire des Sentences[1]. Le prologue de ce même commentaire l’annonçait déjà :

« l’origine temporelle des créatures est dérivée de l’origine éternelle des Personnes… de même que le canal sort du lit du fleuve, ainsi la créature sort de Dieu à partir de l’essence, dans laquelle est contenue comme dans le lit d’un fleuve le flux des Personnes »[2].

Le Commentaire sur saint Jean, œuvre de maturité, en fonde la raison dans la procession même des personnes :

« Les personnes divines, en raison de leur procession même, ont une causalité touchant la création des choses. » [3].

La Trinité est la clef de voute du mouvement d’exitus-reditus entre la création et la rédemption. Elle explique pourquoi ces dernières sont  des activités liées à l’amour que Dieu a pour lui-même, et qui est le même que celui par lequel il aime la création. Ce texte de la Somme de théologie est éclairant. S’il n’y a pas de nécessité de nature à créer, comme nous l’avons vu plus haut, c’est qu’il y a quelque principe. Ce principe, c’est l’amour que Dieu porte à sa propre bonté :

« La connaissance des Personnes divines était nécessaire pour nous à un double titre. Le premier était de nous faire penser juste au sujet de la création des choses. En effet, affirmer que Dieu a tout fait par son Verbe, c’est rejeter l’erreur selon laquelle Dieu a produit les choses par nécessité de nature ; et poser en lui la procession de l’amour, c’est montrer que si Dieu a produit des créatures, ce n’est pas qu’il en eût besoin, ni pour une autre cause extérieure à lui : c’est par amour de sa bonté »[4]

Ce texte confirme d’une part que Dieu ne créé pas par « nécessité de nature » – il se pose donc contre la version néoplatonicienne, et d’autre par que c’est pour une raison intra-Trinitaire :  il n’y a que la révélation de la Trinité qui peut nous livrer un Dieu aimant et nous délivrer de la fonction démiurgique de la métaphysique néo-platonicienne. Explorons plus en détail la ratio amoris Trinitaire de la création et du salut.

Dieu est indubitablement la cause directe de la création, celle qui maintient toute chose dans l’existence, la présence intime à tous les êtres, l’architecte de l’ordre et des convenances, le bien suprême qui les attire tous à lui, et le modèle paradigmatique de toute chose. Mais la philosophie reste impuissante à dire pourquoi, et à expliquer que tout ne s’active que par amour. La philosophie est muette sur la possibilité de dire le statut de l’amour dans la création. Elle est même aporétique : la notion de bien est prise dans une contradiction métaphysique entre le bien comme « ce qui se diffuse » (Pseudo-Denys) et le bien comme « ce qui attire » (Aristote). La création du monde peut s’expliquer par le concept d’un « bien qui se diffuse » et la rédemption par « ce qui attire ». Rien, cependant, dans la stricte philosophie, ne permet de remonter au Dieu biblique, personnel et aimant, qui créé par une décision libre et réfléchie, et qui sauve par amour. On resterait dans la critique formulée par les théologiens envers Thomas d’Aquin, qui serait resté dans une théologie cadre, voire dans une ontothéologie, et aurait manqué la constante présence personnelle de Dieu aux hommes et à leur histoire.

Toute la finesse de Thomas d’Aquin est d’avoir indubitablement mêlé création et salut, afin que les notions métaphysiques soient subalternées à la science de Dieu, révélée et partagée par la grâce.  « Thomas ne peut parler de création sans montrer les trois Personnes à l’œuvre », relève Jean-Pierre Torrell[5]. De même qu’il est impossible de résoudre la problématique de « ce qui pousse Dieu à agir » sans plonger à l’intérieur des traités sur Dieu, il est impossible de donner une vision exhaustive du statut de l’amour dans la théologie thomasienne de la création sans le recours aux processions trinitaires. Ni la création de l’univers par l’amour de Dieu, ni le retour de la création par amour de Dieu ne peuvent se comprendre sans un recours appuyés au De Deo uno et, surtout, au De Deo Trine.

Cette « structure amoureuse » de l’univers thomasien, à savoir sa provenance, son dynamisme et sa fin, ne s’explique, au fond, que par la Procession même des personnes divines.

Vivien Hoch, décembre 2018


[1] Super Sent. ; lib. I.dist.26, II.2.2.

[2] Super Sent., lib . 1, prologue

[3] In Ioannem, 16, 28, N° 2163

[4] Ia, qu 32, art. 1, ad. 3

[5] Jean-Pierre Torrell, Initiation II, Cerf, Paris/Fribourg, 1996, p. 372

Le rapport ambigu des médias à la vérité

Article publié dans Polemia 

 

La devise du New York Times énonce : « Toutes les nouvelles qui méritent d’être imprimées ». Il n’y a rien de plus faux. Chaque jour, le journaliste détermine ce qui est important, ce que nous devrions savoir. Il fait le tri entre les informations et choisit la manière de les présenter.


Les journalistes des grands journaux se targuent de maîtriser leurs préjugés et de fournir une information « experte ». « Ils se voient comme les défenseurs des valeurs occidentales progressistes, nous protégeant des nouvelles qui ne méritent pas d’être imprimées, pornographie, propagande ou publicités déguisées en informations. Tels des conservateurs de musée, les rédacteurs du NYT organisent notre vision du monde », écrit Scott Galloway, professeur à la New York University, qui a été au comité de direction du New York Times[1]. « Lorsqu’ils sélectionnent les informations qui feront la une, ils établissent le programme des journaux radio et télévisés, la vision dominante de l’actualité partagée par la planète ».

Eugénisme médiatique

Cette emprise des grands médias sur l’agenda démocratique, ce dépistage des événements avant qu’ils ne naissent comme information, tout cela constitue un eugénisme médiatique. Ne naissent que les informations sélectionnées ; les autres sont écartées, supprimées, passées sous silence. C’est une ontologie de la radiographie : tout événement est transformé en fonction de l’éclairage – ou de l’obscurité – qu’on lui donne. On ne peut pas comprendre le contexte général de Fake news, sans parler des Ghost news (nouvelles fantômes), ces événements ou ces propositions (partis politiques, mobilisations, associations) délaissés par les médias nationaux, passées sous les lumières médiatiques, devenues par-là fantomatiques. Il y a pire que d’être roulé dans la boue par les médias : il y a le fait de ne même pas avoir d’existence à leurs yeux, ce qui bloque toute possibilité de participer au débat démocratique.

Au fond, comme l’écrit Umberto Eco, la télévision « parle de moins en moins du monde extérieur. Elle parle d’elle-même et du contact qu’elle est en train d’établir avec son public. »[2]. Elle tente de survivre au pouvoir d’un téléspectateur qui est devenu actif, en devant plus agressive, en parlant plus d’elle-même. Cela se traduit dans les débats TV qui commentent l’actualité : les journalistes invitent des… journalistes pour discuter des thèmes choisis par des… journalistes. Nulle part n’intervient le monde extérieur. Nulle part un micro est tendu en-dehors de la sphère médiatique. L’un des signes de la radicalisation des médias est cet enfermement sur soi-même, cet entre-soi, qui contredisent l’essence même du média – être un médiateur.

Cet enfermement médiatique remet en question profondément le fonctionnement démocratique. Le débat se déroule sur le terrain médiatique, qui est le lieu de confrontation des paroles et des vécus. Les médias vivent cette mission avec une contradiction intérieure, une double injonction. D’une part le journaliste veut rendre compte des faits le plus loyalement possible, d’autre part il se doit de respecter les versions des uns et des autres, parfois multiples et contradictoires, d’un même fait.Dans cette contradiction, le pouvoir médiatique a tranché : il est le garant de la véracité des débats parce qu’il est l’ « expert des faits ». Pour cela, il lutte contre les fausses informations : il fait de la « vérification de faits« (fact-checking). Ce qui résiste au fact-checking des médias et des experts médiatiques est qualifié de « faits alternatifs » (alternative facts). Il est vrai que le politique ne s’embarrasse pas toujours du souci la vérité,et lui préfère souvent l’efficacité et la communication : c’est le règne de la post-vérité(post-truth).

Post-vérité, faits alternatifs et fact-checking sont les nouvelles topiques du monde médiatique. Leur signification profonde et la raison pour laquelle ils sont utilisés abondamment doivent être connus et maîtrisés. Revenons rapidement sur leur signification.

La post-vérité, la vérité du monde

La notion de vérité est au cœur de notre démocratie. Elle est le terrain de manipulation de toutes les dictatures et de tous les totalitarismes, qui prétendent la posséder et l’imposer. Cette disputatio démocratique entérine le règne de la « post-vérité ». Elle est aujourd’hui toujours au cœur de la guerre sémantique que se livrent une partie du peuple et le conglomérat de médias, d’intellectuels et autres ayants-droits qui pensent pour lui.  C’est surtout depuis l’apparition de Donald Trump et de ses militants que les journalistes ont commencé à parler du concept de post-vérité dans le débat politique. La post-vérité, tous les méchants la pratiquent – Donald Trump, les « populistes », les réactionnaires, les conservateurs. Le règne de la post-vérité, c’est l’apparition de personnalités qui manipulent l’opposition en exagérant les faits, en les travestissant ou encore en les imposants. C’est aussi cette masse immense de flux d’information sur les réseaux sociaux, qui échappe au contrôle des institutions et des médias classiques.

En 2016, le dictionnaire d’Oxford a désigné l’expression post-truth comme mot de l’année[3]. Elle est définit comme « relative aux circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence sur la formation de l’opinion publique que l’appel aux émotions et aux croyances personnelles ». La définition est intéressante, car elle suppose qu’une objectivité des faits est possible, et que cette objectivité a une relation spécifique avec l’opinion publique. Evidemment, le constat d’une contestation contemporaine de l’existence d’une vérité absolue, soit le relativisme généralisé, n’est pas nouveau. Les « circonstances » qui font que la vérité est devenue négligeable, volatile, malléable, c’est notre culture toute entière. La post-vérité est une caractéristique de notre époque toute entière. La post-vérité est la vérité de notre monde. La Doxa, l’opinion fluide et contingente, soumise aux aléas a gagné sa bataille plurimillénaire contre le philosophe.

En liant la post-vérité à la manipulation, les théoriciens du monde moderne ne sont pas si modernes. C’est une manière finalement assez classique de comprendre le politique depuis Machiavel[4]. Mais il est intéressant de noter que la post-vérité est associée à la manipulation de l’opinion via les émotions.Ainsi peut-on lire dans les médias que l’insécurité n’est que « ressentie », suggérant implicitement qu’objectivement elle n’existe pas. On comprend pourquoi la répression judiciaire s’abat sur les –phobies – techniquement des peurs, donc des sentiments, des états émotionnels. Ces derniers deviennent des faits objectifs susceptibles  d’être condamnées. Le monde du sentiment devient judiciarisable, donc contrôlable. La post-vérité est en cela une condition de possibilité du biopouvoir, qui désigne l’ensemble des techniques qui étendent leur contrôle sur la vie et les corps humains.

Les faits alternatifs (alternative fact) : la coexistence des contraires

Si on creuse l’idiosyncrasie mise en place pour décrire le règne de la post-vérité, on rencontre l’expression de « faits alternatifs ». La post-vérité, c’est l’utilisation systématique des « faits alternatifs » à des buts politiques. Le fait alternatif est plus que la possibilité de l’erreur ou la volonté de mentir : c’est la substitution coercitive d’une version des faits sur une autre. Une interprétation chasse l’autre, une version étouffe les autres versions, la coexistence des interprétations est impossible. Un fait alternatif n’est pas une erreur, c’est la possibilité ouverte qu’un fait soit autrement qu’il n’est réellement. Le concept de “faits alternatifs” veut dire non pas qu’il y a diverses interprétations, ou plusieurs versions des faits, mais désigne l’existence de faits et en même temps l’existence de la possibilité qu’il y ait d’autres faits à ceux-ci. Comme si la réalité possédait plusieurs facettes, qui coexistent au même moment, et qui sont parfois contradictoires. En 2017, la conseillère du président Trump, Kellyanne Conway, faisait référence à Nietzsche devant la presse pour justifier que les faits que voient les journalistes ne sont peut-être pas les faits que voient les gens. Selon le philosophe allemand, le réel est un jeu de forces contradictoires et mouvantes créant une multiplicité, et non une belle harmonie de «faits» identifiés et triés par « ceux qui savent ». Tout comme Nietzsche, le trumpisme détruit le piédestal de ceux qui imposent leur version des faits ; il introduit des alternatives là où on ne nous présentait que l’unilatéral et le commun.

Le fact-checking : la pharmacopée du mensonge

Chaque commentaire politique se présente avec une dimension heuristique, c’est-à-dire de recherche de la vérité. L’expert décrète la vérité des choses et des paroles. « Ceci est vrai ou faux / ce qu’il dit est un mensonge ou une vérité ». Les journalistes ont ainsi créé des cellules de riposte pour « vérifier les faits » ; autrement dit, pour dire si ce qui est dit coïncide avec leur propre version des faits, leur propre interprétation des textes et des chiffres. Ainsi les journalistes ne sont plus les rapporteurs des faits et des paroles, leur éditeurs, leurs commentateurs, mais ils sont devenus leurs juges. Les fonctionnaires du fact-checking irriguent une gigantesque pharmacopée virtuelle contre les prétendus « FakeNews ».

Selon eux, les populistes sont ainsi désignés parce qu’ils travestissent les faits afin de mentir sciemment. De nombreuses personnes accusent à leur tour les médias d’être malhonnêtes et de présenter les choses faussement. Dans cette violente dialectique, il n’y a pas de part au droit à l’interprétation. Aucune partie ne semble vouloir admettre la simple existence d’une “version des faits”. Ces parties se retrouvent souvent au tribunal, jugées à l’aune de lois souvent liberticides, qui consacrent la judiciarisation du débat public.

Les Ghost-news ou le pouvoir d’invisiblisation

Dans son histoire politique de la vérité, Michel Foucault montre « que la vérité n’est pas libre par nature, ni l’erreur serve, mais que sa production est tout entière traversée par des rapports de pouvoir »[5]. C’est le pouvoir, au sens large, qui impose sa version des faits avec toute la coercition dont il dispose : celle de la force en dernier lieu, pour le pouvoir politique, mais aussi celle de la masse, pour les médias importants, celle de l’expertise « irréfutable », pour les experts. C’est la fameuse formule de Thomas Hobbes, dans le Leviathan : « Auctoritas, non veritas facit legem – c’est l’autorité et non la vérité qui fait la loi »[6]. Alors que la force est l’autorité du politique, l’irréfutabilité est celle de l’expert, celle des médias est la visibilisation.

Quand les médias tournent en boucle sur un sujet, salissant un tel ou tel, adorant tel ou tel, la puissance est phénoménale. Quand les médias, à l’inverse, passent volontairement sous silence un événement, une initiative ou une démarche, il est quasiment mort-né.Les médias ont le pouvoir de rendre visible un événement, mais aussi de l’invisibiliser. C’est la Ghost-news.

Quelle vérité ?

On pourrait se demander quel est le concept de vérité qui fait les frais de ce dépassement (post-vérité), de la fausseté (Fake news) et du checking (factchecking). Pour le comprendre, il faut revenir à la définition pluriséculaire de la vérité – « Veritas est adaequatiorei et intellectus » – qui relève, à l’origine, de la théologie. Saint Thomas d’Aquin, dans la question 1 de son magistral De Veritate, interprète cette définition comme l’adéquation de l’intelligence divine avec les choses. Pour la créature, c’est un peu plus compliqué : ce que nous formulons des choses ne sont pas les choses. Il y a une inadéquation fondamentale, et c’est à cause de cette insuffisance gnoséologique que la vérité pleine et entière n’est pas accessible – sinon par la vie théologale – et suppose donc une perpétuelle auto-interprétation : c’est-à-dire une histoire.

L’expert et son totalitarisme interprétatif

Le problème de la vérité médiatique ne tient pas tant à l’adéquation du discours politique avec les faits, qu’à la manière dont le discours politique s’énonce et aux conditions dans lesquelles il est reçu. Les faits, lorsqu’ils sont humains – c’est-à-dire économiques, sociaux, éthiques, religieux – sont irréductibles à toute adéquation et à toute objectivité. On explique un événement physique, on comprend un événement humain. L’expertise réduit le fait humain à une explication causaliste. Sur le plateau de TV, l’expert, avec ses chiffres et son panache,pose son interprétation dans le marbre de la vérité médiatique. Il est indiscutable. Mais il ne rend pas compte de la profondeur du réel et des complexités humaines.La vérité de l’expert cache en fait un totalitarismesémantique, qui empêche toute opinion concurrente de se manifester.

***

Le média prétend donc restituer des faits objectifs sous le règne de la post-vérité, où il n’y a ni faits, ni objectivité. Il prétend confronter les interprétations, alors qu’il est un biopouvoir, où il domine et contrôle. Il prétend adresser un message à  un consommateur passif et captif, alors que, déjà, les consommateurs sont actifs et libres. Les individus hypermodernes ne poursuivent plus un bien commun univoque, un récit général. Il n’y a plus de grand récit collectif, et les compteurs – les médias institutionnels – sont en retard de plusieurs pages.

Les grandes utopies qu’ils nous comptaient ne trouvent plus d’emprise sur le réel, parce qu’elles n’existent plus. Chacun poursuit désormais sa micro-utopie, et est en droit de médiatiser son vécu. L’uberisation de la prise de parole politique a définitivement éclaté les canaux habituels. Il suffit d’un smartphone pour ouvrir une chaine Youtube politique, qui a potentiellement des millions de vues ; les initiatives se sont décentralisées, les prises de parole ont abondées, le sens est devenu multiple. On assiste à la fois à l’émergence massive d’une vague d’auto-entreprenariat médiatique, où chacun s’exprime directement, et à la radicalisation des contestations du pouvoir.S’accrocher aux récits collectifs racontés par les médias institutionnels, c’est trainer les pattes derrière l’autoroute de l’histoire.

Il nous manque peut-être une rigueur personnelle qui permettrait de nous libérer de ces grands récits médiatiques. Qui nous transformerait définitivement, non plus spectateur, mais en acteur du monde.

Vivien Hoch
11/02/2019

L’article complet est en ligne sur Academia : L’uberisation des médias, une chance pour défaire la parole dominante

 

[1] Scott Galloway, Le règne des quatre, trad. Fr. Edito, 17 mai 2018, p. 172

[2] Umberto Eco, « TV : la transparence perdue », La Guerre du faux, Poche, 1985, p. 197

[3] https://en.oxforddictionaries.com/word-of-the-year/word-of-the-year-2016

[4] Machiavel, Le Prince, chap. XVIII « Il faut que le prince ait l’esprit assez flexible pour se tourner à toutes choses, selon le vent et les accidents de la fortune le commandent ».

[5]  Michel Foucault, La Volonté de savoir, Gallimard, 1976, p. 81

[6] Thomas Hobbes, Léviathan, trad. G. Mairet, chap. XXVI, « Des lois civiles », Paris, Gallimard (coll. « Folio Essais »), 2000 : « Dansune cité constituée, l’interprétation des lois de nature ne dépend pas des docteurs, des écrivains qui ont traité de philosophie morale, mais de l’autorité de la cité. En effet, les doctrines peuvent être vraies : mais c’est l’autorité, non la vérité, qui fait la loi. »

L’histoire de France et la guerre civile : Eric Zemmour signe un grand livre

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L’histoire de France est nietzschéenne : elle est l’éternel retour du même. Elle est hégélienne aussi : c’est une perpétuelle opposition des opposés. C’est, en résumé, l’essence de l’histoire selon Eric Zemmour. Il déconstruit les déconstructeurs, qui ne veulent plus voir l’histoire de France nue, sans le manteau de leurs idées post-modernes. Sans la simplifier outre mesure, il la délivre des idéologies et lui rend sa complexité, il caresse ses courbes et manifeste ses porosités. L’histoire a un caractère érotique. Il y a en elle du bon, de l’aimable, du beau, mais aussi du conflit, de la violence, des scènes de ménages éclatantes. Zemmour œuvre pour la vérité : il dévoile ce que les idéologues ont recouvert d’un manteau d’opprobe. Il tente de remarier la France avec elle-même, pour le meilleur et pour le pire.

Sa relecture passionnante des lieux volontairement oubliés de l’histoire de France – le Baptême de Clovis, les croisades, l’amour non réciproque de Beauvoir pour Sartre, Catherine de Médicis, la Pompadour, le baron de Rothschild… – dévoile ce que les déconstructeurs ne veulent plus que vous voyez.  Il découvre une France vivante, qui se conserve dans la lutte pour l’existence, dans une sorte de conatus historique. En réveillant la sève dialectique qui noue les événements entre eux, et il fait de l’histoire de France un roman nietzschéen, c’est-à-dire le retour inlassable du même.

Ce même, qui revient toujours, c’est la guerre civile. Elle est l’essence profonde de la France. C’est une opposition perpétuelle des figures, des mythes et des gens ; opposition entre Clovis, la figure catholique, et Vercingétorix, la figure des laïcards ; entre les ultramontains et les gallicans ; entre les girondins et les jacobins ; entre les versaillais et les communards ; entre les résistants et les collabos… Avec cet « éternel retour du même », il  y a du Nietzsche, et avec cette dialectique, il y a du Hegel. Avec son histoire de France, Zemmour réconcilie les deux grands philosophes allemands.

Force est de constater, avec Zemmour, que cette dialectique perpétuelle a disparu de l’histoire telle qu’elle est présentée, enseignée, analysée. La machinerie universitaire a broyé les oppositions qui ont fait la France. Elle a repassé les porosités, ne cherchant dans l’histoire qu’elle-même : exit Clovis et Vercingétorix, mâles blancs hétérosexuels et barbares ; exit républicains et catholiques, universalistes, colonialistes, violents. Le pouvoir politique utilise l’histoire à ses fins, réactive telle ou telle figure, tel ou tel événement, pour construire sa propre mythologie. Aujourd’hui, le pouvoir n’a plus besoin de l’histoire, parce qu’il recommence l’histoire de zéro. C’est pourquoi les autorisés de l’histoire plaquent leur vision nihiliste sur la France.  Pour eux, l’histoire de France n’est rien, elle n’a ni unité narrative, ni tension dialectique, ni signification, ni finalité. Elle est comme leur vie intérieure, une structure rizhomatique (Deleuze) éparpillée anarchiquement dans toutes les cultures et dans toutes les spiritualités du monde.

Pourtant, qu’on veuille la voir ou non, il n’en demeure pas moins que la France a un destin. « L’histoire se venge », écrit Zemmour. Si les idéologues ne veulent plus voir la dialectique motrice de l’histoire, ils ne pourront pas empêcher le retour – éternel – de la guerre civile. Car elle arrive inéluctablement, tel un fatum, un destin implacable.

Écrit comme un thriller historique, cet ouvrage est d’abord un roman d’amour de la France. Un amour interdit, parce qu’il doit se cacher de la vulgate déconstructrice. Un amour blessé, parce qu’il subit de plein fouet la violence inhérente à l’histoire des hommes. Un amour véritable, parce qu’il surmonte les oppositions et se sublime dans la paix qui est réservée aux vieux couples : ceux qui connaissent les rouages de la vie conjugale et son inéluctable destin.

 

>> Eric Zemmour, Destin Français, Albin Michel, septembre 2018, 576 pages

 

Vivien Hoch, docteur en philosophie, 12.9.2018

La bioéthique se retourne contre l’éthique

Tribune publiée dans l’Homme Nouveau le 3 mars 2018

La révision de la loi dite de bioéthique va marquer l’année 2018, et elle ne promet pas d’être éthique. La bioéthique est devenue le paravent des transgressions éthiques.  Sous la forme des « Etats-généraux », le tribunal populaire va discuter des révolutions anthropologiques et les professionnels de la bioéthique vont fournir leurs expertises. Cette grande fête publique poursuit un objectif non avoué : légaliser les transgressions et légitimer cette légalisation.  

Pendant des siècles, il n’y eût besoin ni de lois, ni d’éthique. Le serment d’Hippocrate et les grands archétypes (symboliques, mythologiques et religieux) suffisaient. Si une loi dite de « bioéthique » est rendue nécessaire en 1994 (1ère loi de bioéthique), c’est que les pratiques médicales ont transgressé les tabous ancestraux.  Le caractère révisable de la loi de bioéthique a inscrit dans le sens commun l’idée que les grands principes intangibles sont devenus des obstacles aux progrès de la science, de la technique et de la société.   Programmer une « rediscussion » veut dire que ce qui est dit aujourd’hui sera dédit demain. L’idée même de faire une loi de bioéthique à un moment donné engage l’idée que l’éthique est provisoire, liquide et mouvante.  « Il n’y a pas de véritable construction éthique si tout changement consiste en une permissivité indéfinie par l’addition de nouvelles exceptions à ce qu’on présentait comme une règle », écrit Jacques Testart dans Le Monde du 6 janvier 2018.

Certes, depuis la Phronesis d’Aristote, l’éthique a les mains dans le contingent, le possible et l’imprévisible. Mais rien ne dit qu’elle est elle-même provisoire. Au contraire, c’est le caractère contingent et provisoire de la vie humaine qui appelle une éthique à même de donner une ligne de conduite droite dans l’existence.  En philosophie antique, l’éthique est la définition de cette pratique qui articule le contingent au permanent, le particulier à l’universel et le provisoire au nécessaire.  Dans le cas où l’éthique abandonne sa prétention à l’universalité et à la permanence pour rejoindre la mobilité des pratiques humaines, à quoi sert-elle ?

 

Aujourd’hui, la bioéthique sert surtout à mettre tout le monde d’accord. Le débat bioéthique se présente comme une articulation de deux forces : l’une « progressiste », qui veut favoriser son développement et sa fluidité ; l’autre « conservatrice », qui considère que le débat bioéthique est l’occasion de réaffirmer des principes fondamentaux sur la vie humaine. Cela recoupe l’opposition entre les « biotransgressistes » et les « bioconservateurs », termes régulièrement utilisés aujourd’hui par Luc Ferry ou Laurent Alexandre.

Cette dichotomie, somme toute classique, en recoupe une autre. Très à la mode chez les décideurs politiques, la distinction wébérienne entre éthique de conviction et éthique de responsabilité aggrave encore le compartimentage de la morale publique. La conviction est renvoyée aux choix personnels et privés, tandis que la responsabilité regarde la vie publique. L’éthique dite de conviction permet tout simplement aux décideurs politiques de n’avoir ni idée, ni courage. Du moins, c’est ainsi qu’elle est interprétée. Ce qui est d’abord une distinction devient séparation : elle créé une éthique de situation, affranchie de toute référence objective et commune. Elle permet au responsable politique d’avoir une posture consensuelle, qui ne froisse pas ses électeurs, ses collègues et son parti, mais qui, revers de la médaille, est souvent vide.

La double opposition bioconservateurs / biotrangressistes et éthique de conviction / éthique de responsabilité trouve sa prétendue solution dans l’éthique de la discussion. Elle part d’un bon sentiment : l’éthique de la discussion se présente comme la solution pour mettre tout le monde d’accord. Son rôle est strictement procédural : elle doit mettre en œuvre les conditions d’un débat rationnel où chacun peut exprimer son point de vue. Cette procédure ne doit pas être étouffée par  le langage religieux, passionnel et même scientifique.

Avec les philosophes néo-kantiens comme Jürgen Habermas et John Rawls, la morale et l’éthique se sont séparées?: l’éthique est une manière d’être au monde individuelle, orientée par une philosophie, une religion et une histoire personnelle ; la morale a une visée universellement, indépendante des conditions matérielles et des circonstances, individuelles ou collectives. Autrement dit, la morale est autonome des conditions matérielles et contingentes. Ce qui implique qu’elle n’est plus héritée (d’une tradition, d’une famille, d’une nation, d’une religion, d’une mythologie, d’un sens commun), mais qu’elle est délibérément choisie, et même produite.  Est universel ce que sur quoi tout le monde s’est mis d’accord, indépendamment des circonstances.

Bâtie sur cette idée d’autonomie de la morale, l’éthique de la discussion ouvre une voie aux définitions flottantes, vagues et arbitraires, parce qu’elle refuse tout référentiel commun, tout héritage et toute hétéronomie. L’éthique de la délibération ne vise plus une vérité, mais un accord.  Quand on ne veut pas s’entendre sur le fond, on s’entend sur la forme, c’est-à-dire sur la manière de parvenir à un accord. L’avenir de l’homme ne repose plus sur la formulation d’une exactitude, mais sur la manière dont on évitera les conflits. La question n’est plus « qu’est-ce que je pense?? », mais « comment pouvons-nous penser à plusieurs ?? ». C’est la fonction première d’une institution comme le Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE) : une réunion d’experts qui délibèrent, qui parfois recueillent l’avis des citoyens, et qui formulent des vérités de circonstance. Les professionnels de la bioéthique  produisent des « avis », des « recommandations » et des « propositions », qui sont autant de manière de ne rien affirmer de concret.

L’éthique de la discussion produit une éthique minimaliste, c’est-à-dire que l’accord est produit sur le plus petit dénominateur commun, celui qui rassemble le plus largement. Le con-sensus, c’est le sens sur lequel tout le monde est d’accord quand chacun a fait une petite concession. Les nuances, les déterminismes et les affirmations sont exclus. La question procédurale  « comment se mettre d’accord ? » annule le questionnement proprement éthique : « qu’est-ce qui est vrai, juste et bon ? ». Pourtant, une loi formule nécessairement le juste, le vrai et le bon. Elle déclare juste, par exemple de sacrifier un embryon humain pour guérir des malades.  Elle déclare que la volonté de mourir d’un patient qui n’est pas en mesure d’exprimer sa volonté est sûrement vraie. Elle déclare que l’ingénierie procréative de l’AMP, qui pallie artificiellement à l’infertilité des couples, est bonne. Une loi de bioéthique sécularise les transcendantaux dans l’immanence d’une éthique de situation.

Sans une référence à ce qui s’apparente à des transcendantaux (le vrai, le juste et le bien), comment formuler une loi bioéthique ? Jean-François Delfraissy, président du CCNE, donne une réponse sans ambiguïté : « entre les innovations de la science et celles de la société, il n’y a pas de bien et de mal. Il y a un équilibre à trouver qui doit s’inscrire dans la notion de progrès. » (Valeurs Actuelles, n° 4240, 1er mars 20178). Cet équilibre anéthique entre la science et la société est la conséquence de l’éthique de la discussion qui écarte par principe le bien, le mal, mais aussi le juste et le vrai.

Cette éthique d’équilibriste conduit à avaliser les transgressions pour ne pas tomber le vide laissé par la négation des convictions. Sans convictions, mais avec la volonté de « trouver un équilibre dans le progrès », on est nécessairement conduit à une éthique du laisser-aller et du laisser-faire : « la recherche avance, la technique se perfectionne, pourquoi ne pas les laisser faire leur chemin ? ». « Doit-on être capable de réfléchir en permanence, au fil de l’eau ? », répond J. F. Delfraissy. Ce fil de l’eau laisse dériver de nombreux cadavres. On les repère dans des lois très concrètes : le « laisser mourir » (loi Leonetti du 2 février 2016), le « laisser choisir » (loi Veil et ses multiples raffinements) et le « laisser faire » (dérive législative sur la recherche sur l’embryon).

 

Les déviances fondent donc des lois, et les lois deviennent la norme de ces déviances. « Il y a une science qui bouge, et on ne l’arrêtera pas ». Elles les rendent normales. Puisque le mot de la loi a une force performative, tout ce qui est formulé par la loi s’impose d’abord comme une évidence, puis comme quelque chose de normal, puis, enfin, comme un « droit fondamental ». La loi Veil est le paradigme de cette dérive. C’est ainsi que la normalisation de la transgression devient le principe et la finalité de ce qu’on appelle « bioéthique ».  La bioéthique se retourne contre l’éthique1.

 

1. Même remarque de Dominique Folscheid en 1999, quelques années après que le mot bioéthique soit devenu à la mode : « La bioéthique est une éthique sans éthique, voire une éthique tournée contre l’éthique », La chauve-souris bioéthique, in « Le mythe bioéthique », Bassano, Paris, 1999.

Avis rapide – Le Grand Paris (Aurélien Bellanger)

 

Roman de philosophie politique dense, très bien écrit, bonapartiste et presque rayndien, le grand Paris aux éditions Gallimard est un coup de poing philosophico-politique ! Il est étrangement centré sur la personnalité du « Prince », Nicolas Sarkozy, et le présente comme une sorte d’idéal brumeux. Cela donne un certain malaise tout au long de la lecture du livre.


Les considérations philosophiques qui ponctuent le livre sont parfaites pour maintenir l’esprit en éveil sur les thématiques de l’urbanisme, de l’histoire et du théologico-politique.


En résumé, un livre trop dense pour être lu en vacances, mais c’est un livre parfait pour la rentrée !

 

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Ce qu’impliquent réellement la PMA et la fécondation in vitro

La PMA est loin d’être une pratique anodine. Elle cache en fait une réelle rupture dans la procréation humaine, un pli dans l’humanité.

Issue des techniques d’insémination artificielle chez les bovins, elle ouvre à la planification industrielle et étatique des naissances.

La PMA extériorise l’acte humain de procréer dans des laboratoires, ouvrant un marché et un contrôle de l’Etat.

La PMA donne un espoir au désir d’enfantquand je veux, comme je veux” et constitue une tentation pour le désir “d’enfant parfait”.

La PMA implique un tri des embryons, classés d’un simple coup d’œil en A, B, C, les “mauvais élèves” étant jetés dans les lavabos.

La PMA implique un dépistage génétique des maladies potentielles (DPI) ouvrant la porte à un eugénisme de laboratoire bien silencieux.

La PMA implique une surproduction d’embryons, des réductions embryonnaires et la congélation des embryons “en trop”.

La PMA implique d’implanter plusieurs embryons dans l’utérus, puis d’avorter ceux qui se développent en trop : la réduction embryonnaire.

Aujourd’hui, avec un simple séquençage d’ADN, il est possible de trier par la FIV les embryons qui ont un “risque” d’avoir une maladie.

La PMA implique un eugénisme négatif lorsqu’elle élimine les “mauvais embryons” ET un eugénisme positif, puisque ce tri favorise les autres.

Que se passera-t-il demain quand on détectera chez l’embryon un simple risque de diabète ou de cancer ? Finira-t-il dans le lavabo ?

Le patriote devrait avoir comme priorité les questions bioéthiques. Il n’y a rien de plus identitaire que la question de la PMA. D’abord parce que la PMA sans père, préconisée par le CCNE, constitue la pire rupture d’identité qu’un être humain puisse connaître. Ensuite parce que la procréation en éprouvette et les manipulations génétiques corrélatives aliènent l’identité humaine.

Pour une PMA réussie, des dizaines d’embryons d’une même famille sont triés, détruits ou congelés. Imaginez le poids pour le survivant !

J’ajoute qu’il y existe des alternatives à la #PMA, comme la NaproTechnologie. Moins rentables pour les labos, personne n’en parle.