
Pourquoi, mais pourquoi donc faire un éloge de cette tour de Babel soviétoïde qui s’amoncelle sous un ciel gris, vidé de Dieu ?
Pourquoi faire un éloge de cette coalition forcée d’anciennes nations embourbées dans une crise permanente, crise qui lui est apparemment consubstantielle ?
Pourquoi faire un éloge de l’Union Européenne, à quelques semaines d’élections européennes qui n’intéressent personne, qui rebute tout le monde, et qui n’auront, de toute manière, aucune influence sur le cours des choses ?
Je crois en l’Europe, et c’est un péché spirituel contre notre civilisation que de n’y pas croire, que de renier la 1ère puissance économique mondiale, la figure de proue du génie humain et la stupéfiante originalité de l’homme européen.
Je crois en l’homme européen, comme réalité physique, physiologique et incarnée, plus qu’en l’entité mutante, cosmopolite et bigarrée, dont on voudrait faire un modèle de civilisation.
Je crois en l’essence de l’homme européen, à sa vision du monde, comme vision pour le monde, plus qu’en la France comme entité abstraite, républicaine, jacobine et par trop dévoyée sous les lourdes erreurs historiques qui lui sont propres.
Et je donne trois arguments, à la mesure de trois sed contra. Il y avait un homme qui répondait ainsi, le plus grand esprit européen de tous les temps, un italien, formé par un allemand et qui enseignait à Paris, alors même que n’existait pas encore de frontières intellectuelles, que l’Europe chrétienne pouvait se lever comme un seul homme pour défendre la chrétienté partout dans le monde, et qu’une sorte d’« espace Schengen » spirituel permettait un commerce extrêmement libre entre les capitales européennes : cet homme est saint Thomas d’Aquin. Trois sed contra, donc,dont je veux que les auditeurs mesurent la portée spirituelle.
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Le doute envers l’esprit européen est consubstantiel à l’européen.
« Toute notre civilisation européenne est dans un état de tension angoissée ; elle s’achemine de décade en décade vers la catastrophe, d’un mouvement inquiet, fatal, de plus en plus haletant, comme un fleuve qui court vers son embouchure et qui ne réfléchit plus – qui aurait peur de réfléchir. » – « L’Europe est un monde qui s’effondre »,
résumait Nietzsche, voyant le nihilisme, justement, comme un fruit de l’arbre européen, esprit de science et de technique. Et même si la conscience européenne fut marquée par la science et par un optimisme bourgeois dans le « Progrès », depuis le siècle des Lumières, ce peuple européen ne croit plus en l’économie, ne croit plus en ses capacités, ne croit plus en la liberté et ne croit plus en Dieu. Rien ne le pousse plus vers le haut.
« Où sont-elles aujourd’hui, ces valeurs supérieures, et transfiguratrices, qu’apportaient la religion, l’art, la pensée et pour lesquelles il valait la peine, même quand on était un esclave, de se dévouer »?[1]
Cela tient à l’esprit même de l’homme européen, que Paul Valéry dépeint ainsi :
« Je trouve par un examen sommaire que l’avidité active, la curiosité ardente et désintéressée, un heureux mélange de l’imagination et de la rigueur logique, un certain scepticisme non pessimiste, un mysticisme non résigné… sont les caractères de la Psychè européenne »[2]
Et ce peuple génial d’artistes, de sages, de philosophes, d’athlètes et de législateurs, qui forme l’Europe depuis le génie de l’Antiquité grecque en passant par la Rome chrétienne et le temps des cathédrales, s’est toujours sorti des plus grandes crises et des plus grands tyrans – comme il se sortira de ceux d’aujourd’hui, et de la Babylone technocratique de Bruxelles,
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L’Europe est le guide de l’humanité
Le même Paul Valéry peint l’Europe comme corps physique, absorbant le monde tout autant qu’absorbée par le monde :
« Les autres parties du monde ont eu des civilisations admirables, des poètes du premier ordre, des constructeurs, et même des savants. Mais aucune partie du monde n’a possédé cette singulière propriété physique : le plus intense pouvoir émissif uni au plus intense pouvoir absorbant. Tout est venu à l’Europe ou tout en est venu. »[3]
« Tout est venu à l’Europe », évidemment, mais l’Europe est un corps. Et ce corps prend une place physique que nul ne saurait revendiquer à sa place, en s’affrontant à lui avec d’autres manières et d’autres armes. Et de même que le musulman enlève ses chaussures à l’entrée de la mosquée, il devrait par respect se dévoiler la tête en entrant sur ce sol saint, parcouru par une religiosité tout autrement puissante que les idoles qui l’ont porté jusqu’ici. Il ne devrait pas s’affirmer de manière péremptoire et comme autre à la face de l’homme européen, qui peut mener seul ses guerres spirituelles contre le nihilisme, sans poudre et sans fumée.
Et si « tout en est venu », le pire et le meilleur, mêlés, le soupçon de Freud, Marx et Nietzsche, la science d’Aristote, de Descartes et de Newton, la musicalité de Mozart, Beethoven et de Bach, la grâce de saint Antoine, de saint François et de sainte Thérèse, et encore la puissance de saint Augustin, de saint Bernard de Clairvaux et de saint Louis, si tout en est venu de l’Europe, dis-je, c’est que ce qui s’y adjoint de l’extérieur ne peut être qu’une régression par rapport à ce qu’elle produit.
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La vertu cardinale de l’Europe est l’Espérance
L’Européen d’aujourd’hui se trouve pris dans un dilemme : ou renier ses croyances, ses valeurs et ses raisons de vivre, le fond spirituel d’où il pro-vient ; ou se supprimer lui-même, dans son existence physique. C’est la formule même du nihilisme.
« Chaque civilisation a sa vérité et ses dieux, tous respectables pour autant qu’ils ne nous menacent pas. Chaque civilisation apporte ses réponses, sans lesquelles les individus, hommes ou femmes, privés d’identité et de modèles, sont précipités dans un trouble sans fond. Comme un arbre coupé de ses racines. Il appartient à chacun de retrouver les siennes. »[4]
Et les racines de l’Europe, c’est l’avenir. Au sens du surmontement et de la sublimation. Rémi Brague, dans son excellent Europe, la voix romaine, parle d’une Europe comme « une série quasiment ininterrompue de renaissances »[5]. Prenons la construction européenne comme une nouvelle possibilité de renaître.
L’Europe ne doit pas construire des murs et des replis. Les murs sont des réalités socialistes et communistes, et le mur de Berlin n’est pas tombé pour en mettre d’autre. Et les défis de la mondialisation ne peuvent pas être surmontés par un repli dans une confortable ligne Maginot payée à crédit, parce que les armées adversaires mènent leur « guerre-éclair » à côté.
L’Europe doit surmonter les défis que lui pose le monde par le haut, par le mieux, par la sublimation de ses capacités. Par ce qu’elle est, au fond : une figure destinale.
« À chaque effondrement des preuves, disait René Char, le poète répond par une salve d’avenir. »[6]
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Douter, guider et espérer : finalement, ces trois vertus européennes correspondent aux trois vertus théologales : le croire, lié au doute (la foi), le guider (la charité, car ce qui guide, c’est l’amour de Dieu) et de l’espérer (cette espérance intrinsèquement européenne).
Je m’adresse donc à ces faux-monnayeurs de redressement national et de souveraineté socialisante, qui pensent encore qu’une République universaliste peut encore se comporter en souveraine, sans un Roi chrétien, et vivre d’un capital hérité des années prospères, qui est épuisé. Au fond, l’Europe est une chance pour la France, ou ce qu’elle est devenue. Elle est et elle sera le garde-fou des politiques nationales ruineuses. Elle fera peut-être exploser le modèle républicain, rigide, anticlérical et intrinsèquement socialiste.
Ne laissons pas la déesse Europe aux mains des frontières jacobines et des nationalismes dictatoriaux qui ont déjà détruit le XXe siècle.
Ne la laissons pas la déesse se faire cimenter dans une tour de Babel géante par des maçons nihilistes.
Ne la laissons pas se métamorphoser peu à peu en une hideuse idole « Marianne » européenne, cette Femen républicaine.
Au lieu de la repousser, profitons de la construction européenne !
Qu’on infuse en elle les vertus théologales, l’esprit de conquête, de génie et de risque de l’homme européen.
Qu’on la libère des chaines étatiques, lui laissant parcourir le sol européen à sa guise, ne l’enfermant pas dans des cuisines nationales.
Que la déesse Europe, finalement, devienne Stella Maris, la couronne d’étoile du drapeau européen, la véritable souveraine, reine des européens, reine des nations, reine au-dessus des nations.
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[1] Jean-Edouard Spenlé, Nietzsche et le problème européen, 1943
[2] Paul Valéry, La crise de l’esprit, deuxième lettre, 1919
[3] Paul Valéry, La crise de l’esprit, deuxième lettre, 1919
[4] Dominique Venner, Le choc de l’histoire, 2011
[5] Rémi Brague, Europe, la voix romaine, Gallimard, folio, Paris, 1992, p.157
[6] René Char, 1963. Paul Veyne en faisait une figure de la « résistance européenne au nazisme ».