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La phénoménologie de la vie, un remède à la barbarie

26 lundi Juin 2017

Posted by Vivien Hoch in Philosophie

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barbarie, Edmund Husserl, Jean-Paul II, lebenswelt, Michel Henry, phénoménologie, phénoménologie de la vie, vie fondamentale

Une grande partie de la philosophie contemporaine, du moins en Occident, est marquée par le nihilisme : déconstruction, études de genre, anti-naturalisme, anti-spécisme, réductionnisme, constructivisme, holisme, marxisme. Ces pratiques de pensée ont ouvert une ère du vide, selon l’expression de Gilles Lipovetsky. D’autres qualifient ce qui se passe de “barbarie” (Michel Henry, Jean-François Mattéi).

Mais la philosophie contemporaine a su aussi, de manière plus discrète, générer en son sein des anticorps conceptuels puissants face au nihilisme, en proposant de nouvelles manières de penser. En développant la notion de « monde de la vie (Lebenswelt) », la phénoménologie a permis de resserrer l’horizon du vide sur l’épaisseur concrète de la vie humaine. Le monde de la vie est une expression qui décrit la manière d’être au monde la plus originaire et la plus fondamentale. Nous avons une vie concrète, une adhérence au monde qui échappe aux logiques marchandes, idéologiques, étatiques, médiatiques, corporatistes. Pour échapper aux logiques mortifères pour la société et pour l’humanité, il faudra renouer avec un concept de vie à la hauteur des enjeux. C’est ce que propose le philosophe chrétien Michel Henry, à la suite de Husserl.

 

Le « monde de la vie » face au positivisme scientifique

La phénoménologie allemande a développé un concept très intéressant pour délimiter la sphère immanente de la vie : la « Lebenswelt », en Français : le « Monde de la vie ». Ce concept est inventé par Edmund Husserl, le fondateur de la phénoménologie, dans la Crise des sciences européennes, écrit entre 1934 et 1937, dans un contexte de crise croissante entre la philosophie et le positivisme scientifique, qui s’imposait alors comme la seule source de vérité. On trouve les développements les plus explicite du « Monde de la vie » dans ses papiers qui ont été publiés en Français sous le titre « L’Arche originaire, la terre ne se meut pas » (trad. fr. Didier Franck, éd. de Minuit, Paris, 1989).

L’expression provocante de « la terre ne se meut pas » veut dire qu’il y a deux manières de vivre le monde :

  • l’une selon la science et la rationalité scientifique, qui explique que, contre toute attente, la terre est ronde et qu’elle tourne sur elle-même
  • l’autre selon la vie, qui montre que la subjectivité du vécu ne peut pas se réduire à l’objectivité scientifique. De ce que je vois, la terre est plate et le monde ne tourne pas. Le monde de la vie rend au vécu la consistance ontologique que lui refuse la rationalité scientifique.

Au-delà du caractère un peu provocant de la thèse de “la Terre ne se meut pas”, Edmund Husserl réagit à un contexte : le positivisme scientifique et son idée de « progrès ». C’est ce positivisme qui, par exemple réduit l’embryon à un « amas de cellule » ou à « un projet parental » au lieu de le comprendre comme un irréductible vécu humain, une auto-affection. C’est ce positivisme qui hypertrophie le temps des horloges sur le temps phénoménologique. C’est encore ce positivisme qui fait primer la carte (schéma) sur le territoire (vécu).

Face à l’hypertrophie de la science sur le monde vécu, il s’agit pour le phénoménologue de délimiter un nouveau champ d’expérience qui échappe à la toute-puissance et à l’omniprésence de la rationalité technico-scientifique dans toutes les sphères de l’activité humaine. Ce champ d’expérience est bien proprement nommé « monde de la vie », parce qu’il désigne, en-deçà du savoir objectif et scientifique, une manière d’être et un vécu, qui échappent à la rationalisation du monde et de la vie.

 

La vie face à la barbarie

La tentative phénoménologique de laisser la vie en dehors du réductionnisme scientifique a ouvert des voies de développement considérables pour les philosophies issues. Saint Jean-Paul II, phénoménologue « pratiquant », a forgé le concept d’ « écologie humaine » en méditant les textes de Husserl et de Max Scheler sur le monde de la vie(1). Ces méditations ont pu aboutir à un développement théologique des thématiques du monde de la vie ; ainsi l’affirmation suivante, issue de la lettre aux familles, « Le rationalisme moderne ne supporte pas le mystère »(2), peut-elle être comprise comme un prolongement théologique de la thématique du monde de la vie chez les phénoménologues.

De manière plus radicale encore, Michel Henry a développé ces dernières années une réflexion sur l’opposition radicale entre la Vie (en majuscule, chez lui) et ce qu’il appelle la « barbarie ». Ce phénoménologue catholique, décédé en 2002, a replacé la question de la Vie au cœur de la culture, de la civilisation et même de la théologie. Tout au long de son œuvre, Michel Henry a développé une véritable phénoménologie de la vie — Michel Henry a écrit quatre volumes sur ce thème(3), qui s’oppose à celle du monde :

« Selon la phénoménologie de la vie, il existe deux modes fondamentaux et irréductibles d’apparaître : celui du monde, celui de la vie. »(4).

Comme chez Husserl, Michel Henry oppose deux réalité : le monde objectif de la science (la terre est plate) et le monde subjectif du vécu. Il ne s’agit pas là de subjectivisme ou de relativisme : il s’agit de revenir à la source de toute subjectivité et de toute objectivité, que Michel Henry appelle l’auto-affection, ou Vie.

Le positivisme scientifique, la rationalisation, l’objectivation et la « géométrisation » de l’univers nient et oublient cette dimension fondamentale de la vie. Cet étouffement de la vie s’appelle la barbarie. Son ouvrage (à succès) de 1987 intitulé La barbarie, s’ouvre sur ce constat tragique : « Nous entrons dans la barbarie ». Ce n’est évidemment pas la première fois que l’humanité plonge dans les ténèbres, écrit-il, mais ce déclin-là « apparaît comme global »(5).

La barbarie, écrit Joseph de Maistre, cité par Michel Henry, est une ruine, non un rudiment(6). Ce qui veut dire que la barbarie est toujours seconde par rapport à la culture : elle n’est que dégénérescence de ce qui est déjà là.Avec la barbarie, s’ouvre une période de nihilisme destructeur, dont on ne sait si on en sortira un jour.

Ce nihilisme se caractérise par la destruction et l’oblitération qu’il provoque. Il tend à « oublier » la vie. Il la met hors-jeu, en dehors des préoccupations objectivistes, idéologiques ou économiques. De même que l’embryon n’est qu’un « amas de cellules » aux yeux de la logique scientifique, le travailleur n’est qu’une « force productive » pour la logique économique et le citoyen n’est qu’un « commis de l’État » pour la logique socialiste.L’hypertrophie de la rationalité scientifique provoque une réduction de la Vie à des logiques qui ne sont pas les siennes, et qui lui sont même contradictoire. Cette réduction de la vie enclenche autodestruction.

« Un mode de vie qui se tourne ainsi contre la vie, c’est-à-dire contre soi-même, c’est une contradiction » écrit Michel Henry (7).

Le déchaînement nihiliste contre la vie

Cette logique réductionniste est plus que jamais présente dans les formes contemporaines de la culture. Si « la vie est la source exclusive de la culture sous toutes ses formes »(8), alors la destruction de la vie est corrélative à celle de la culture.

« Depuis le diagnostic de La barbarie, écrit Michel Henry dans la préface du livre éponyme en octobre 2000, les phénomènes de l’autodestruction ont connu une intensification démentielle. Elle n’est pas seulement visible dans les rues. L’acharnement nihiliste contre toute valeur, l’apologie de tout ce qui est contre nature, c’est-à-dire contre la vie, l’exprime plus encore. »(9).

Mais qu’en est-il, depuis lors ? C’est le règne de l’apparence, de l’obnubilation du visible qui détruit la Vie invisible. On peut constater la quintessence de cette destruction dans les médias :

« Après l’objectivisme unilatéral de la science, s’impose celui des médias qui arrache l’homme à lui-même, produisant à chaque instant le contenu venu occuper son esprit, autorisant une manipulation idéologique sans précédent, sans limite, interdisant toute pensée libre — toute “démocratie” -, condamnant toute relation personnelle réduite à des manifestations extérieures, l’amour par exemple à l’agitation objective des corps, à des photos. »(10).

Le média mainstream, celui qui produit un flux permanent d’images, de discours, est par essence un vecteur de mort : il étouffe la Vie concrète sous les apparences, sous l’artificiel, sous le contingent, l’image floutée, l’irréel. La succession des images, des discours et des sons déploie une logique absolument contraire à celle de la vie. Cette dernière est auto-affection, intensification et qualification des vécus.

Comment sortir la vie de ce nihilisme, de cette destruction, de cette culture de mort ? En engageant une grande ré-évaluation des valeurs. Faire de la vie une « valeur » est d’emblée douteux. La phénoménologie nous apprend que la vie n’est pas une valeur. La valeur, c’est « ce qui est l’objet d’une évaluation ». Or la vie ne peut pas être un “objet” posé devant soi. La vie est le sujet de toute les valeurs. La vie ne peut pas être soumise à une évaluation, puisque les valeurs n’ont de sens qu’en fonction de ce qu’elles apportent à la vie. Qui se permettra de dévaluer la vie humaine ?

N’étant ni une valeur à défendre, ni un objet de science, ni un point de programme électoral parmi d’autres, la vie est la source de toute valeur, de toute objectivité et de toute pensée. Elle est également le seul et unique point de référence pour toutes les valeurs : « tout a valeur parce que tout est fait par la vie et pour elle »(11).

Se sortir de la barbarie, c’est renouer avec l’essence de la vie et la ressaisir comme ce qu’elle est : la source fondamentale de toute culture, de toute civilisation et de toute philosophie.

 

Vivien Hoch


Michel Henry, La Barbarie, PUF, Quadrige, 2e édition, Paris, 2004

– Michel Henry, Incarnation, Seuil, Paris, 2000

– Edmund Husserl, La Terre ne se meut pas, Minuit, collection « Philosophie », Paris, 1989

– Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1975,

– Renaud Barbaras, Introduction à une phénoménologie de la vie, VRIN, Paris, 2008

– Alphonse de Waelhens, « Phénoménologie et réalisme », dans la Revue néo-scolastique de philosophie. 39° année, deuxième série, N°52, 1936. pp. 497–517.

– Jean Reaidy : Michel Henry, la passion de naître : méditations phénoménologiques sur la naissance, Paris, L’Harmattan, 2009

– Frédéric Seyler, Barbarie ou Culture : L’éthique de l’affectivité dans la phénoménologie de Michel Henry, Paris, éditions Kimé, Collection “Philosophie en cours”, 2010

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Le monde du livre et le livre du monde, deux visions de l’écologie

23 mardi Juin 2015

Posted by Vivien Hoch in Religion

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Cyrano, herméneutique, livre du monde, monde du livre, phénoménologie, philosophie médiévale, saint Bonaventure, saint Thomas d'Aquin, Vivien Hoch

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Article de Vivien Hoch sur Cyrano.net 

L’encyclique du pape François est sujette à de nombreuses interprétations ; laudatives quand on y voit une critique du « système », soupçonneuses quand on y voit un discours moralisateur et défaitiste. J’y vois pour ma part la réactivation d’une problématique théologique, qui a eu ses grandes heures à l’époque de l’opposition entre le franciscain Bonaventure et le dominicain Thomas d’Aquin sur la question de la théologie du monde créé. Pour saint Bonaventure, suivant en cela son fondateur saint François, le monde est un livre : on lit Dieu en lui, et il suffit d’ouvrir les yeux, comme frère François a ouvert les yeux sur la création ; c’est le livre du monde. Pour saint Thomas d’Aquin, la mission consiste plutôt à prêcher, et à transformer l’auditeur par le message : c’est le monde du livre. La vision chrétienne de la nature ne peut faire l’économie de ce débat.

La métamorphose du concept de natura 

Du monde antique au monde chrétien, il n’y a pas d’une distance temporelle, ni une différence de monde : c’est le concept même de monde qui change de sens. Il est indispensable de saisir la nouveauté radicale introduite par le christianisme pour comprendre quelque chose à la théologie du monde.

La première métamorphose repose sur l’idée de création, introduisant, dans la contigence du monde, une responsabilité. La ψυχὴ, chez Aristote, est liée à l’être matériel, l’être en devenir, contigent, fluctuant, temporel objet propre de la physique. La nature est donc le principe d’organisation et le terme intrinsèque des choses. Dans la cosmologie grecque, ni le monde sub-lunaire, lieu de la contigence, des choses « qui peuvent ne pas être », ni le monde extra-lunaire, parfait, n’ont étés créé. L’introduction du concept de création a bouleversé le discours sur la nature, introduisant un ordre (« ordo mundis ») et une relation à Dieu[1]. Les êtres dans la nature sont en cela amblyopes : ce sont des créatures dépendantes de l’Acte créateur de Dieu, mais autonomes en tant que le monde conserve une certaine contingence. Une contigence que Dieu lui-même a partagé la contingence du monde par son Fils Jésus-Christ notre Seigneur. Un des grands mérite de Saint Thomas fut de nous avoir rendus maîtres de notre destin en nous rendant créatures autonomes (auto-nomos : se donner des lois) ; car nous sommes des images de Dieu car notre capacité à être autonomes. C’est le concept d’autonomie des réalités terrestres. Ce qui introduit le concept de responsabilité, sur lequel l’écologie va reposer : l’homme est responsable de lui-même, de ses actes et de la nature.

Le deuxième métamorphose, c’est celle du monde commun.  Dans la Prière du « Notre Père » nous disons : « Notre Père qui est aux Cieux ». Quels sont ces Cieux ? Où sont-ils ? Les Cieux représentent pour les sémites de cette époque le « toit du monde », c’est à dire la maison de Dieu, monde et Dieu partageant un même monde ; c’est là le principe fondamental d’une « éco-théologie », que saint Bonaventure développera comme domus Dei. La dichotomie entre ciel et terre sera introduite par le grec Platon, et qu’Aristote reprendra en expliquant que les dieux ne se soucient guère des hommes, laissés à leur propre compte.

  

Saint Bonaventure, ou le livre du monde

Saint Bonaventure ne considère pas Dieu comme une chose et ne traite pas de Lui comme un concept. Dieu est d’abord trinitaire, c’est à dire qu’il se situe d’abord en théologie avant d’être traité philosophiquement (Dieu est trinitaire avant d’être Un). C’est le principe de l’a priori trinitaire[2]. Le monde est en Dieu, et plus précisément dans le Fils (tout est créé en Lui, par Lui, etc…) C’est ainsi que l’on parle monadologie trinitaire. Cela implique que rien ne se produit en l’homme qui ne s’est déjà produit en Dieu : Dieu vit donc ce que l’on vit, hormis le péché. C’est le principe de l’a-priori trinitaire de Urs Von Balthasar dans la Loi de la Croix, Iième partie, 2, style, 1. Le monde est en Dieu, et plus précisément : Dieu se donne  dans le Fils (tout est créé en Lui, par Lui, etc…).

Pourquoi parler du livre du monde ? Dans le De trinitate XIII, Saint Augustin parlait du monde comme trace ou vestige de Dieu, c’est-à-dire comme la présence d’une absence. En effet, une trace signifie par définition que celui qui a laissé la trace n’est plus présent : suivre les traces d’un sanglier implique  qu’il n’y a déjà plus de sanglier présent.

Contrairement à Augustin, saint Bonaventure parlera du monde comme symbole de Dieu ; symbole, σύμβολον, veut dire « tenir ensemble ». Le monde bonaventurien est le lieu d’une véritable présence de Dieu, permettant de déployer une théologie symbolique : lire, sentir, voir le monde, c’est y découvrir Dieu. Le monde en tant que domus Dei est pensé comme habitacle de la Trinité ; aussi, la lecture et le commentaire que fait Bonaventure du Cantique des créatures de Saint Francois est tout sauf esthétique, éco-sympathique ou autre : le Cantique de frère François relève purement et simplement de la théologie symbolique et trinitaire (chez Bonaventure, ce n’est pas la Trinité qui donne tout, c’est tout qui se donne dans la Trinité). Aussi frère François ne fait-il pas une ode à la nature, mais il fait de la théologie nomme Dieu au moyen de ses créatures[3].

Face au mouvement de Sola Scriptura (l’Écriture seule), Bonaventure fait de la Révélation une simple béquille, pour palier au fait que nous ne sachions plus « voir » Dieu dans le monde  : puisque la nature est une créature de Dieu, dans laquelle Dieu se donne (en son Fils), on peut l’y trouver directement sans avoir besoin du discours biblique. Le livre du monde bonaventurien est la clef de compréhension d’une vision commune du monde, voire cosmopolitique.

Saint Thomas d’Aquin, ou le monde du livre

Les dominicains sont marqués par le don de la Bible qu’a fait saint Dominique, leur fondateur : cela implique que toute parole est une parole qui se donne ; c’est à dire qu’il ne faut pas faire du livre un simple bout de papier, mais il faut le vivre réellement.

Pourquoi parler de monde du livre ? Lorsque Thomas d’Aquin pose la question « Un religieux doit-il obligatoirement travailler avec ses mains ? »[4], c’est avec un but précis : il veut montrer que tout commes les mains sont l’organe du bénédictin, les pieds celui du mineur, la langue est l’organe du frère prêcheur[5]. Thomas d’Aquin développe des principes inouïs pour une théologie classique, interessée uniquement par le rapport à Dieu : l’épaisseur ontologique du créé et de l’homme, l’autonomie de la créature, étude de la nature humaine en elle-même (qui n’est plus seulement créature). Mais, surtout, il développe une visée herméneutique du monde en tant que monde, montrant que le lecteur est transformé par le livre ou le discours qu’on lui adresse.

Face aux lectures historico-critiques qui ne considéraient plus que les con-textes, un philosophe comme Paul Ricoeur aura la même intuition au XXe siècle : rappeler l’union qu’il y a entre le texte et son abstraction contextuelle, de l’auteur et du lecteur. Ce qui compte, c’est de transformer le lecteur ou l’auditeur par le discours raisonnable, rationel et persuasif. L’unilatéralité du discours n’oblige plus l’auditeur, mais le libère.

Plus encore, la sacra doctrina thomasienne ne consiste pas simplement interpréter le monde, mais à harmoniser en chrétien les différents discours sur le monde. La sacra doctrina interpète le monde au prisme de la grâce. Torrell rappelle que « saint Thomas dans la Somme nous invite à considérer les choses du point de vue de Dieu »[6] . C’est ce qu’englobe le point de vue sub ratione boni (sous la raison de bien) de saint Thomas d’Aquin. Ce point de vue, c’est principalement celui de l’Écriture sainte, qui dévoile ce qui n’aurait pu autrement être dévoilé sans elle (la catégorie du revelatum, selon Étienne Gilson), mais elle intègre aussi l’aure point de vue, celui que vise la philosophie comme science rationnelle, sans l’appui de la Révélation (la catégorie du revelabile)[7]. Si la distinction thomasienne entre ces deux herméneutiques du monde a ouvert, dans le monde chrétien, la possibilité d’une certaine autonomisation de la raison, la raison d’être de cette distinction reste éminemment théologique : « dans tous les ordres, à tous les degrés, écrit Étienne Gilson, le thomisme envisage la nature comme voulue par Dieu pour sa fin surnaturelle. »[8]. Parler du monde, c’est transformer tout à la fois le monde et l’auditeur pour tout convertir à Dieu.

 ***

Paul Ricoeur écrivait sur l’homme capable. François écrit sur l’homme coupable. Souvent, le chrétien cherche des yeux une libération qui lui vienne du haut, et une assurance qui lui vienne du bas. En attendant, justement, cette libération, il se plaint et se présente comme coupable.  Mais comme l’écrit Gérard Gilleman, la charité, amour infu, est une « libération par assomption » : « La véritable et totale libération ne peut venir que de la seule prise de conscience d’une « faute », ni même d’une « sublimation » de l’instinct au sens de Freud, car elle ne fait que donner un objet inoffensif à une tendance qui reste un pur instinct. La vraie libération, c’est l’assomption de cette tendance ou de cette déficience dans le vrai courant de vie qui est don de soi et que la charité transforme, ontologiquement et psychologiquement, en un courant de force et de vie divine »[9].

La véritable écologie est celle de la libération de l’homme, que ce soit par une conversion du regard (Bonaventure) ou par une conversion de l’intelligence (Thomas d’Aquin). Ni le monde de la normativité administrative, qui aveugle, ni le discours moralisateur, qui ne prend pas en compte l’auditeur, ne sont salutaires. Proposons plutôt une éco-libération !

Vivien Hoch, juin 2015 

***


[1] L’ordre est à comprendre comme un phénomène général de l’univers qui ne relève pas du chaos, mais d’une « hiérarchie de perfections et d’opérations naturelles « contiguatae« , ce qui veut dire : disposées suivant un ordre analogue à celui de la continuité de l’espace », écrit Amédée de Silva Tarouca dans son article de 1937 sur L’idée d’ordre dans la philosophie de saint Thomas d’Aquin. « Dieu a tout fait dans l’ordre ; l’ordre divin doit se retrouver aussi bien dans les choses humaines que dans la nature ; il implique forcément groupement et hiérarchie », écrit M.-M. Labourdette.

[2] Hans Urs Von Balthasar La Loi de la Croix, IIe partie

[3] Se reporter à Emmanuel Falque, Saint Bonaventure et l’entrée de Dieu en théologie. Paris, Vrin, coll. « Études de philosophie médiévale », Paris, 2001

[4] Somme théologique, IIa, IIae, qu. 183, art. 3

[5] Référence à l’Epitre de st Jacques, III, 26

[6] Jean-Pierre Torrell, Initiation 2, Cerf, Fribourg/Paris, 1996, p. 165

[7] Sur la distinction entre le revelabile et le revelatum, voir Étienne Gilson, Le thomisme, VRIN, Études de philosophie médiévale, Paris, 1997 (7e éd.), introduction, p. 9 à 50

[8] Étienne Gilson, Le Thomisme, éd. VRIN, « études de philosophie médiévales », 6eédition, Paris, introduction, p. 45

[9] Gérard Gilleman, s. j., Le primat de la charité en théologie morale, essai méthodologique, E. Nauwelaerts, Desclée de Brouwer, Louvain/Paris , 1952, p. 199

L’intentionnalité de la vie morale chez Thomas d’Aquin et la phénoménologie

13 lundi Avr 2015

Posted by Vivien Hoch in Philosophie

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amour, André de Muralt, conscience, intentionnalité, phénoménologie, Thomas d'Aquin

L’amour selon saint Thomas renonce en effet à posséder le bien aimé, de même que la connaissance phénoménologique refuse tout intermédiaire qui pourrait « représenter » subjectivement l’objet connu.

L’amour selon saint Thomas communie à la présence de l’aimé dans un « face-à-face » silencieux, de même que la connaissance phénoménologique dépasse le langage abstrait pour goûter immédiatement l’ipséité de l’objet.

L’amour selon saint Thomas renonce à forcer en une quelconque manière le bien à l’aimer, lui demandant au contraire une pure spontanéité amoureuse en retour de son amour même, de même que la connaissance phénoménologique renonce à questionner l’objet, se tait en suspendant son langage interrogateur dans l’époché, pour laisser parler l’objet lui-même en toute liberté.

Enfin, l’amour selon saint Thomas comme la connaissance phénoménologique se définissent comme une opération, pur jaillissement de l’âme, qui ne peut se terminer qu’à la chose même, et non à une « chose » que la conscience produirait elle-même pour s’assimiler à l’objet connaissable.

André de Muralt, La métaphysique du phénomène, les origines médiévales et l’élaboration de la pensée phénoménologique, « VRIN reprise », Paris, 1985, p. 100 (111).

Le monde de la vie face à la barbarie

23 vendredi Jan 2015

Posted by Vivien Hoch in Philosophie

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Hoch, Michel Henry, phénoménologie, Reconquête, vivien

vivien_Hoch
La philosophie contemporaine est bien justement critiquée pour son caractère opaque et son idéologie de la déconstruction. Mais elle a su aussi, de manière plus discrète, générer en son sein des anticorps conceptuels puissants face au nihilisme, notamment celui qui détruit la vie, en proposant de nouvelles manière de penser et de défendre ce qu’on peut appeler le « monde de la vie », cette manière d’être au monde qui échappe aux logiques marchandes, étatiques, médiatiques, qui s’avèrent être, au fond, mortelles…

Le « monde de la vie » face au positivisme scientifique

La phénoménologie allemande a développé un concept très intéressant pour délimiter la sphère immanente de la vie : la « Lebenswelt », en Français : le « Monde de la vie». Ce concept est inventé par Edmund Husserl, le fondateur de la phénoménologie, dans la Crise des sciences européennes, écrit entre 1934 et 1937, dans un contexte de crise croissante entre la philosophie et le positivisme scientifique, qui s’imposait alors comme la seule source de vérité. On trouve les développements les plus explicite du « Monde de la vie » dans ses papiers qui ont été publiés en Français sous le titre « L’Arche originaire, la terre ne se meut pas » (trad. fr. Didier Franck, éd. de Minuit, Paris, 1989). L’expression provocante de « la terre ne se meut pas » veut dire qu’il y a deux manières de vivre le monde : l’une, selon la science et la rationalité scientifique, qui explique que la terre est ronde et qu’elle tourne, l’autre, selon la vie : alors nous réduisons le savoir objectif à la subjectivité d’un vécu ; de ce que je vois, la terre est plate, le monde ne tourne pas.

Au-delà du caractère un peu provocant, il faut bien repérer dans quel contexte Husserl écrivait : le positivisme scientifique et son « progrès », souvent allié objectif, d’ailleurs, du matérialisme dialectique des marxistes, il s’agit pour le phénoménologue de délimiter un champ d’expérience qui échappe à la toute-puissance et à l’omniprésence de la science dans toutes les sphères de l’activité humaine ; ce champ d’expérience est bien proprement nommé « monde de la vie », parce qu’il désigne, en-deçà du savoir objectif et scientifique, une manière d’être, un vécu, qui échappe à la rationalisation à outrance du monde et de la vie ; celle-là même qui, par exemple, au lieu de comprendre un embryon comme le vécu charnel de la vie, le réduit à un « amas de cellule ».

La vie face à la barbarie

Cette tentative de laisser la vie en dehors du monde technique et scientifique de la ouvert des voies de développement considérables pour les philosophies inspirées par la phénoménologique. On peut penser, évidemment, à Jean-Paul II, lui phénoménologue « pratiquant », qui a forgé le concept d’ « écologie humaine » en méditant les textes de Husserl et de Max Scheler sur le monde de la vie[1]. Méditations qui ont pu aboutir à un développement théologique des thématiques du monde de la vie ; ainsi l’affirmation suivante, issue de la lettre aux familles, « Le rationalisme moderne ne supporte pas le mystère. »[2], peut-elle être comprise comme un prolongement théologique de la thématique du monde de la vie chez les phénoménologues.

De manière plus radicale encore, Michel Henry a développé ces dernières années une réflexion sur l’opposition radicale entre la Vie (en majuscule, chez lui) et ce qu’il appelle la « barbarie ». Ce phénoménologue catholique, décédé en 2002, a replacé la question de la Vie au cœur de la culture, de la civilisation et même de la théologie. Tout au long de son œuvre, Michel Henry a développé une véritable phénoménologie de la vie (Michel Henry a écrit quatre volumes sur ce thème[3]), qui s’oppose à celle du monde : « Selon la phénoménologie de la vie, il existe deux modes fondamentaux et irréductibles d’apparaître : celui du monde, celui de la vie. »[4]. Et celle du « monde», comme chez Husserl, relève du positivisme scientifique, de la « géométrisation » de l’univers et, in fine, de l’oubli de la dimension fondamentale de la vie…

Aujourd’hui, la Vie est étouffée par ce qu’il appelle la barbarie. Son ouvrage (à succès) de 1987 intitulé La barbarie, s’ouvre sur ce constat tragique : « Nous entrons dans la barbarie ». Ce n’est évidemment pas la première fois que l’humanité plonge dans les ténèbres, écrit-il, mais ce déclin-là « apparaît comme global »[5]. La barbarie, écrit Joseph de Maistre, cité par Michel Henry, est une ruine, non un rudiment[6]. Ce qui veut dire que la barbarie est toujours seconde par rapport à la culture : elle n’est que dégénérescence de ce qui est déjà là. S’ouvre alors une période de nihilisme, dont on ne sait si on en sortira un jour. Ce nihilisme, c’est celui qui tend à « oublier » la vie, qui la met hors-jeu, en dehors des préoccupations objectivistes, idéologiques ou économiques. De même que l’embryon n’est qu’un « amas de cellules » aux yeux de la logique scientifique, le travailleur n’est qu’une « force productive » pour la logique économique et le citoyen n’est qu’un « commis de l’État » pour la logique socialiste. On observe alors que cette réduction de la Vie à des logiques qui ne sont pas les siennes est une autodestruction. « Un mode de vie qui se tourne ainsi contre la vie, c’est-à-dire contre soi-même, c’est une contradiction. »[7], écrit Michel Henry.

Le déchainement nihiliste contre la vie, aujourd’hui.

Cette logique réductionniste est plus que jamais présente dans les formes contemporaines de la culture. Si «  la vie est la source exclusive de la culture sous toutes ses formes »[8], alors la destruction de la vie est corrélative à celle de la culture. «  Depuis le diagnostic de La barbarie, écrit Michel Henry dans la préface du livre éponyme en octobre 2000, les phénomènes de l’autodestruction ont connu une intensification démentielle. Elle n’est pas seulement visible dans les rues. L’acharnement nihiliste contre toute valeur, l’apologie de tout ce qui est contre nature, c’est-à-dire contre la vie, l’exprime plus encore. »[9]. Qu’un universitaire de renommée nationale puisse évoquer l’expression « contra-nature » sans faire l’objet d’une fatwa, sinon médiatique (les médias ne s’intéressent pas à la vraie philosophie), même par ses collègues, est déjà un exploit.

Mais qu’en est-il, depuis lors ? C’est le règne de l’apparence, de l’obnubilation du visible qui détruit la Vie invisible. On peut constater la quintessence de cette destruction dans les médias : « Après l’objectivisme unilatéral de la science, s’impose celui des médias qui arrache l’homme à lui-même, produisant à chaque instant le contenu venu occuper son esprit, autorisant une manipulation idéologique sans précédent, sans limite, interdisant toute pensée libre – toute « démocratie » -, condamnant toute relation personnelle réduite à des manifestations extérieures, l’amour par exemple à l’agitation objective des corps, à des photos. »[10]. Le média mainstream, celui qui produit un flux permanent d’images, de discours, est par essence un vecteur de mort : il étouffe la Vie sous les apparences, sous l’artificiel, sous le contingent.

Comment sortir de ce nihilisme, de cette destruction, de cette culture de mort ? En engageant une grande ré-évaluation des valeurs. Faire de la vie une « valeur » est d’emblée douteux. La phénoménologie nous apprend que la vie n’est pas une valeur. La valeur, c’est « ce qui est l’objet d’une évaluation ». Puisqu’elle est soumise à évaluation, elle peut se dévaluer, selon les humeurs du moment. Alors que, comme le répète à satiété Michel Henry, « tout a valeur parce que tout est fait par la vie et pour elle »[11]. Il faut respecter l’essence de la vie : la replacer la vie, non plus comme une valeur à défendre, non plus comme un point de programme électoral parmi d’autres, mais comme la source fondamentale de toute culture, de toute civilisation, de toute philosophie.

Vivien Hoch, 2015


Pour aller plus loin

 – Michel Henry, La Barbarie, PUF, Quadrige, 2e édition, Paris, 2004

– Michel Henry, Incarnation, Seuil, Paris, 2000

– Edmund Husserl, La Terre ne se meut pas, Minuit, collection « Philosophie », Paris, 1989

– Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1975,

– Renaud Barbaras, Introduction à une phénoménologie de la vie, VRIN, Paris, 2008

– Alphonse de Waelhens, « Phénoménologie et réalisme », dans la Revue néo-scolastique de philosophie. 39° année, deuxième série, N°52, 1936. pp. 497-517.

– Jean Reaidy : Michel Henry, la passion de naître : méditations phénoménologiques sur la naissance, Paris, L’Harmattan, 2009

– Frédéric Seyler, Barbarie ou Culture : L’éthique de l’affectivité dans la phénoménologie de Michel Henry, Paris, éditions Kimé, Collection « Philosophie en cours », 2010


[1] Sur la formation phénoménologique de Karol Wojtyla et sa critique de la rationalité moderne, se reporter à Philippe Portier, La pensée de Jean-Paul II.: La critique du monde moderne, Atelier, 2006

[2] SS. Jean Paul II, Lettre aux famille, 1994, 19

[3] Vous pouvez les trouver aux éditions PUF, collection « Epiméthée », publiés entre 2003 et 2004

[4] Michel Henry, Incarnation, op. cit. p. 137

[5] Michel Henry, La Barbarie, PUF, Quadrige, 2e édition, Paris, 2004, p. 7

[6] Cité par Michel Henry, La Barbarie, PUF, Quadrige, 2e édition, Paris, 2004, p. 13

[7] Michel Henry, La Barbarie, PUF, Quadrige, 2e édition, Paris, 2004, p. 115

[8] Michel Henry, La Barbarie, PUF, Quadrige, 2e édition, Paris, 2004, p. 2

[9] Michel Henry, La Barbarie, PUF, Quadrige, 2e édition, Paris, 2004, p. 6

[10] Michel Henry, La Barbarie, PUF, Quadrige, 2e édition, Paris, 2004, p. 6

[11] Michel Henry, La Barbarie, PUF, Quadrige, 2e édition, Paris, 2004, p. 3

Le visible et l’invisible comme philosophie première, par Vivien Hoch

18 jeudi Sep 2014

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Hoch, Merleau-Ponty, phénoménologie, vivien, Vivien Hoch

L'il y a chez Merleau-Ponty,  Par Vivien Hoch

L’il y a chez Merleau-Ponty,
Par Vivien Hoch

La Question phénoménologique est celle des rapports de la conscience et du monde. Elle ne saurait cependant appeler trop hâtivement un quelconque principe de réponse, ni même constituer une tentative de produire un quelconque répondème qui puisse combler cette Question – elle est de facto une tâche qu’il faut toujours ré-entreprendre ; rien ne nous attends derrière les questions, elles « n’appellent pas l’exhibition de quelque chose dite qui y mettrait fin »[1]. La phénoménologie n’est que le développement de cette Question, son maintient jusqu’à sa déprise dans les obscurités dont elle s’enveloppe lorsqu’elle atteint enfin les premières esquisses du monde et de la conscience dans leur lieu commun originaire. C’est en ce lieu qu’échoue la Question phénoménologique et ses questionnements inhérents, c’est de ce lieu qu’elle se trouve être ce pour quoi elle est survenue – car il n’est pas question de répondre seulement aux questions (que suis-je ?, qui suis-je ? pourquoi suis-je ?), mais de répondre de la provenance de ces questions. D’où l’attention à la forme du questionnement, car « la manière de questionner prescrit un certain type de réponse, et la fixer dès maintenant serait décider de notre solution »[2]. Ainsi la philosophie ne procède pas d’une pensée qui se développe de manière simplement positive, savoir chercher des réponses, par exemple, ni de manière négative, comme le ferait une dialectique phénoménologique ou existentialiste. La Question développe avec elle son type de questionnement, elle se cherche elle-même dans l’origine des questions qu’elle produit. Aussi,

« « Que sais-je ? », c’est non seulement « qu’est-ce que savoir ? », et non seulement « qui suis-je ? » mais finalement « qu’y a-t-il ? », et même : « qu’est-ce que le il y a » »[3].

Toutes les questions dites « régionales » sont renvoyées au Même d’un originaire arrière-fond ou arrière-plan, à l’Être-souche, l’Être Stamm und Klotz, en pré-repos. L’exploration de ce lieu originaire, où non pas les choses sont posés affirmativement, mais là où les choses sont, là où il y a les choses, requiert de s’interroger sur ce que c’est pour les choses et pour nous d’être « dans » ce il y a. S’y tenir, c’est ce que nous faisons naturellement, tous les jours, dès le réveil, c’est au cœur de l’il y a que nous sommes. C’est une certaine foi perceptive qui nous assure une subsistance au sein de l’il y a, parce qu’elle nous permet de vivre dans une certaine naïveté, dans une certaine familiarité avec les choses, dans une attitude naturelle tranquille parce qu’ignorante des soucis du phénoménologue, qui voit et qui manipule sans s’interroger sur le voir ou sur l’être de l’outil manipulé. Mais dans un autre sens, la foi perceptive est Urglaube, contact sauvage avec le monde, rapport permanent avec l’étrangeté et avec l’opacité des choses qui ne correspondent jamais exactement à ce que l’on dit d’elles ou à ce qu’on veut leur faire dire dans l’expérimentation scientifique, et qui se refusent à se laisser cerner par l’eidos, à se laisser approcher dans ce qu’elles sont en elles-mêmes, qui sont dans une perpétuelle fuite vers l’invisible[4], vers l’opaque, et non pas vers le non-sens, mais vers une sorte d’archi-sens d’où émergent tous les sens.

Entre ces deux variations de la doxa originaire, il y a le problème du monde : d’un monde à la fois familier, ininterrogé ou difficilement interrogeable parce qu’il faut se déprendre de cette familiarité, et d’autre part d’un monde étrange et obscur, qui appelle à être exprimé, qui cherche son expression en nous. C’est pourquoi « le monde est ce que nous voyons », mais qu’« il faut pourtant apprendre à le voir »[5].

Pour éduquer notre regard, Merleau-Ponty cherche à activer un authentique rapport avec le monde – le véritable Ur-Typus des Relativen des husserliens. Cet  « authentique rapport » se présente comme rapport premier : « premier » parce que précédant toutes les sédimentations que nous lui fait subir la conscience constituante ; « premier » parce qu’irréfléchi, mais aussi parce que résistant à la dialectique, à la science, à l’eidétique, à la coïncidence : « premier » parce qu’originaire, c’est-à-dire précédant tout le reste. Aussi, une philosophie du rapport premier, c’est une philosophie première.

L’originalité irréductible de Merleau-Ponty consiste en ce qu’il a compris cette philosophie première du rapport premier comme une exploration. L’exploration de cet arrière fond mouvant et équivoque revient donc à la phénoménologie comme philosophie première telle que Merleau-Ponty la comprend : une phénoménologie exploratrice pour des phénoménologues explorateurs capables d’avancer à tâtons dans des milieux inconnus, et non pour des phénoménologues conquérants, qui cherchent à « élaborer ça et là ne serait-ce qu’un minuscule terrain ferme dans le marais de l’obscurité invincible, sur lequel on puisse tenir vraiment debout, dans l’évidence précisément de cette situation droite »[6]. Dégager un lieu inflexible ou gagner la flexibilité ontologique première, voilà l’alternative. La différence d’approche n’est pas seulement inflexion ou rupture, ni même antithétique, mais elle est métaphysique. En d’autres termes, la différence ne ressort pas d’une épistémè, mais d’un impensé radical. L’impensé est toujours premier dans toute recherche, et c’est ce premier qui est l’origine de la recherche Merleau-Pontienne. Il le dit lui-même : « une pensée n’est pas des idées, c’est circonscription d’un impensé »[7]. Or tous les impensés ont à voir avec une certaine conception de l’il y a ; toute Weltanschauungsphilosophie se définit par sa position vis-à-vis de ce qui est. L’impensé, disait Heidegger – c’est son concept -, a à voir avec la manière dont l’Es gibt se donne et se voile dans une philosophie. Si Merleau-Ponty conteste toute possibilité de fondation ultime de la philosophie sur un point fixe et univoque, sur une origine, c’est parce que sa conception de l’il y a premier est justement mouvante et équivoque : « L’originaire éclate, et la philosophie doit accompagner cet éclatement, cette non-coïncidence, cette différenciation. »[8]. Éclatement et non-coïncidence qui empêche bien évidemment le penseur de chercher une ἀρχή originelle. Merleau-Ponty cherche non l’origine, mais l’originaire. Par là il recouvre la possibilité d’une origine fixe. Sa philosophie est exploration parce qu’elle ne se sent plus à l’aise dans les cadres philosophiques classiques : elle cherche d’autres chemins, d’autres horizons, elle s’exile du philosopher classique. Pour ce faire, elle remet en doute l’impensé même du philosopher classique, savoir sa recherche d’évidence et de stabilité, et s’engage – tout comme Bergson – dans la recherche de l’inévidence et du mouvant.

C’est alors indubitable : la philosophie première de Merleau-Ponty, c’est celle du premier explorateur (bien qu’il n’y ai que des premiers dans ce domaine), c’est-à-dire de celui qui s’exile vers une nouveauté radicale, peut-être vers les origines de sa civilisation, mais surtout vers un inconnu et un invisible. C’est alors une exploration sans cartographie préétablie, exactement dans la situation des découvreurs de nouveaux continents. La cartographie, il faut le comprendre, ressemble beaucoup trop au « squelette » eidético-ontologique des husserliens durs[9], qui prétendent ou plutôt postulent que le λόγος est une structure formelle vide, ou que Dieu est mathématicien, comme Galilée, car cela est la même chose. Le premier explorateur, c’est celui qui abandonne sa place de point zéro de l’univers, qui se refuse à être kosmotheoros et à surplomber l’être. C’est celui qui se (ré-)engage dans le temps et dans l’espace, dans une exploration à tâtons, une progression dans l’invisible, guidé par sa seule vision. Le mouvement de pensée de ce qu’il nous reste du Visible et l’invisible montre bien cette exploration d’un domaine sauvage encore inexploré : il cherche à déboussoler et à se déboussoler, en écartant les différentes erreurs (les philosophies de la réflexion, la Gestaltpsychologie, les dialectiques hégéliennes et sartriennes, la phénoménologie eidétique de Husserl, l’intuitionnisme bergsonien) comme autant de branches  qui obstruent son chemin, un chemin dont personne ne sait où il mène.  Il est bien vrai que « Husserl est un peu comme Moïse qui a vu la terre promise sans en fouler le sol et sans doute sera-ce le cas de tout membre du “peuple phénoménologique” »[10] ; si par un mystérieux μοιρολατρία, les phénoménologues doivent abandonner leurs rêves et rester au seuil de ce royaume des « Mères de la Connaissance » que nul n’a encore foulé[11], c’est qu’ils n’ont pas eut le courage d’abandonner totalement leurs prétentions d’être des kosmotheoros. Le premier qui a eut ce courage, c’est Merleau-Ponty, non pas dans l’optique « d’un vœu de pauvreté en matière de connaissance » (les conférences de Paris des Méditations cartésiennes de Husserl), mais dans la manière même d’engager en explorateur dans l’origine connaître et de se refuser à être un « connaissant » pur et simple ; en d’autres termes : d’accepter le fait de se lier et d’être soi-même partie prenante du connu et de l’inconnu, d’accepter de se perdre dans le monde comme les explorateurs de forêts vierges qui en viennent à se demander, après des journées d’errance : « où suis-je ? », « quelle heure est-il ? ».

Le phénoménologue merleau-pontien (même si l’expression manque de préséance) est donc un explorateur sans cartes et qui se place à égal niveau de ce qu’il découvre, sans la posture supérieure que prennent les découvreurs de nouvelles peuplades. Par là, la philosophie de Merleau-Ponty est une manière d’atteindre l’en-commun originaire de toutes les cultures et de toutes les civilisations, ce « lieu » en-deçà de toutes cultures, et donc « avant » les sédimentations de la culture. En premier, ce que restituent la diversité des mythes, se figure être une inconnaissance partagée et mutuelle. Si « notre première vérité – celle qui ne préjuge rien et qui ne peut être contestée -, sera qu’il y a présence, que quelque chose est là. »[12], il est évident qu’elle est partagée partout et par tous : pour tous : il y a, monde, être, corps, quelles que soient les conceptions que l’on s’en fait.

Nous avons évoqué l’idée de « lieu originaire » et de « royaume commun » ; aussi, sans faire de cartographie, peut-on au moins faire une géographie de l’être ? Le problème du monde, consiste justement en ce que sa géographie n’est pas autonome – γεωγραφία est « écriture (γραφειν) du monde (η γη) » ; or l’écriture et le fait même d’écrire, sont historiques. La Terre s’écrit dans l’histoire, par l’histoire. La géographie ne va pas dans l’histoire, et réciproquement : les explorateurs changent l’histoire, et l’histoire produit ses explorateurs. Leur lien intime est dans l’auto-fondation de l’Ur-historie et de l’Ur-Arche. Dans une note de travail du 1er Juin 1960, qui montre l’évidente lecture du texte sur l’Arche-originaire de la Terre qui ne se meut pas de Husserl[13], Merleau-Ponty écrit qu’

«il ne faut pas opposer à la philosophie de l’histoire [de Sartre], une philosophie de la géographie (…) mais une philosophie de la structure qui, à la vérité, se formera mieux au contact de la géographie qu’au contact de l’histoire. (…) la géographie, – ou plutôt ; la Terre comme Ur-Arche met en évidence l’Urhistorie charnelle. En fait, il s’agit de saisir le nexus, – ni « historique « géographique », – de l’histoire et de la géologie transcendantale, ce même temps qui est espace, ce même espace qui est temps (…) ce qui fait qu’il y a une inscription quasi géographique de l’histoire. »[14].

« Histoire », « géographie », se trouvent être mis en dépendance d’une « géologie transcendantale ». L’expression dévoile tout du projet de Merleau-Ponty : le « Problème fondamental : la sédimentation et la réactivation » (idem). La « sédimentation » ou la « cristallisation » de l’originaire dans un sens, c’est la source de toute science, de toute civilisation, de toute culture et de toute philosophie. La philosophie première est une archi-géologie phénoménologique : un discours phénoménologique sur l’archi-terre.

Enfin, parce que l’outil premier du géologue, c’est la perception – le géologue ne reste pas dans son bureau, il regarde les sédimentations de la terre, il touche les cailloux pour saisir leur rugosité, etc. -cette philosophie première est une exploration perceptive. C’est sur la perception que se fonde l’exploration, c’est elle seule qui nous guide : non pas des cartes, boussoles ou autres gps. De l’exploration de « la perception du monde comme ce qui fonde pour toujours notre idée de la vérité »[15] de la Phénoménologie de la perception à la fameuse première phrase du Visible et Invisible : « le monde est cela que nous percevons », il y a évidemment une constante, un fil directeur qui est celui de la perception ; mais ce n’est pas en vertu d’une nécessité d’essence, comme dans la Krisis, que Merleau-Ponty suit le fil de la perception, mais en vertu d’une volonté nette de proposer une esthésiologie de l’être. Aussi, « il faut traduire en logique perceptive ce que la science et la psychologie positive traitent comme fragments absque praemissis de l’En Soi. »[16]. L’En soi est rappelé non plus au pour soi, mais en-deçà de cette distinction, dans leur vinculum, dans ce qu’ouvre la perception du monde. Aussi le monde s’ouvre à partir de la primauté de la vision ou du contact :

«  Avec la première vision, le premier contact, le premier plaisir, il y a initiation, c’est-à-dire non pas position d’un contenu, mais ouverture d’une dimension qui ne pourra plus être refermée »[17]

La perception ouvre le monde et c’est dans ce qui est ainsi ouvert que s’engouffre alors l’explorateur du monde invisible qui sous-tend le visible, sans qu’il soit question d’en sortir (!)[18]. Aussi le « monde invisible » que l’explorateur merleau-pontien cherche « n’est pas au-dessus du monde sensible, il est au-dessous, ou dans sa profondeur, son épaisseur »[19], dans son « entrelacs », dans son « chiasme », dans sa « chair » même. Le corps voit, touche, sent, goute, le monde et se laisse voir, toucher, sentir, gouter par le monde (voir les nombreuses analyses des phénoménologues sur le corps touchant-touché, depuis les Ideen II jusqu’à J-L Marion). Plus qu’exploration de l’être du milieu de l’être, la perception est l’être, elle partage son anonymat, son silence ; elle ne sort pour ainsi dire jamais de l’il y a, même par le processus des idéalisations : « il n’y a pas de monde intelligible, il y a monde sensible »[20]. L’intelligible et l’invisible sont donc rappelés au monde sensible que nous percevons déjà-toujours ; l’ « enfer » est évité[21], mais le « pays » qu’explore Merleau-Ponty, celui du « λόγος du monde perçu »[22], est sauvage, brut (dans le sens de brutal) parce qu’il ne laisse guère de points d’appuis où se reposer – ne sommes nous pas dans l’être en pré-repos. Aussi, s’il faut abandonner le repos du Ciel des Idées pour pénétrer dans le monde sauvage de la chair ontologique perçue/percevante, l’affaire est extrêmement couteuse. Il faut toute l’audace de l’explorateur, sans toutefois la prétention du conquérant, pour bâtir un tel projet. Il faut toute l’audace de celui qui est premier dans l’ordre de la pensée.

Vivien Hoch


[1] Maurice Merleau-Ponty, Le visible et Invisible, Gallimard, tel, 2007, p. 208

[2] Maurice Merleau-Ponty, Le visible et Invisible, p. 208

[3] Maurice Merleau-Ponty, Le visible et Invisible, p. 169

[4] « Perpétuelle fuite vers l’invisible » alors qu’il est possible de discuter du fait que c’est peut-être le visible en tant que tel

[5] Maurice Merleau-Ponty, Le visible et Invisible, p. 18

[6] Edmund Husserl, Lettre à Dorion Cairns du 21 mars 1930, Fribourg

[7] Maurice Merleau-Ponty, Notes de cours sur l’origine de la géométrie, puf, Épiméthée, 1998, p.14

[8] Maurice Merleau-Ponty, Visible et Invisible, p. 163

[9] C’est évidemment (un certain) Husserl qui se propose de bâtir une telle cartographie des rapports de la conscience et du monde, notamment lorsqu’il tente de fonder une eidétique des actes psychiques purs.

[10] Marc Richir, Autant de chantiers ouverts pour l’analyse phénoménologiques (Entretiens), in Le magazine littéraire n°403, Paris, 2001, p. 61

[11] Edmund Husserl, Krisis, § 42 : « Combien nous avons besoin de ne plus nous mouvoir sur le vieux terrain familier du monde, et de nous tenir au contraire grâce à notre réduction transcendantale ne serait-ce qu’à la porte d’entrée de ce royaume des « Mères de la Connaissance » (« Miitter der Erkenntnis ») que nul n’a encore foulé ? »

[12] Maurice Merleau-Ponty, Le visible et Invisible, p. 210 – Ce texte est celui d’un fragment intitulé « l’être préobjectif : le monde solipsiste » qui n’eut surement pas été conservé dans la version définitive du Visible et l’invisible (Claude Lefort le place en annexe). Nous noterons que Merleau-Ponty poursuit cette tentative de commencement (un commencement écarté par le philosophe) en annonçant ses priorités : « Avant d’en venir au « quelqu’un », demandons-nous ce que c’est que le « quelque chose » » (ibid.). Par là est écarté toute tentative de commencer par l’altérité comme fondement discursif, ou de bâtir la recherche sur ce déjà-là lourd de sens qu’est autrui. À ce niveau de perplexité devant la présence des choses (l’il y a), autrui est une chose comme une autre.

[13] Voir Edmund Husserl, La Terre ne se meut pas, trad. fr. D. Franck, éd. Minuit, 1989, Paris

[14] Maurice Merleau-Ponty, Le visible et Invisible, p. 307, note de travail du 1er juin 1960

[15] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, avant-propos, XI

[16] Maurice Merleau-Ponty, Le visible et Invisible, p. 304, note de travail de Mai 1960

[17] Maurice Merleau-Ponty, Le visible et Invisible, p. 196

[18] Maurice Merleau-Ponty, Le visible et Invisible, p. 197 : « Or, une fois entré dans cet étrange domaine, on ne voit pas comment il pourrait être question d’en sortir »…

[19] Maurice Merleau-Ponty, Le visible et Invisible, p. 273

[20] Maurice Merleau-Ponty, Le visible et Invisible, p. 267

[21] En référence aux séminaires du Thor de Heidegger : voir le protocole de la séance du 8 septembre 1968, dans Questions IV, Gallimard, p. 409-410 : « Qu’est-ce qui est essentiel à la perception ? Quelqu’un dit l’aisthesis, et s’attire cette réponse que « avec les grecs l’enfer a déjà commencé précisément avec la distinction d’aisthesis et de noesis » ».

[22] Maurice Merleau-Ponty, exposé de candidature au Collège de France, dans la Revue de métaphysique et de morale, n°4 (1962), p.408

Disputatio phénoménologique : Vivien Hoch vs Maxime Roffay

03 jeudi Oct 2013

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Maxime Roffay, phénoménologie, philosophie, Vivien Hoch

 

Vous vous revendiquez tous deux du courant phénoménologique. En quoi la phénoménologie vous paraît-elle la voie la plus pertinente eu égard au paysage philosophique contemporain ? Quels en sont les défis ?

Vivien Hoch – La phénoménologie est une discipline philosophique que l’on s’impose d’abord à soi-même ; en cela elle renoue avec l’antique définition de la philosophie comme art de vivre, exercice pratique de vie. Mais elle est aussi un projet de science rigoureuse et de fondation apodictique de toutes les activités humaines, scientifiques et pratiques. Ce fut le projet profond de Brentano qu’a repris et développé Husserl. La phénoménologie s’est ensuite « existentialisée » avec Heidegger et son projet d’herméneutique de la facticité, en rompant totalement avec les catégories classiques (âme, Dieu, sujet, etc.) et en revenant à cet effort fondamental d’interprétation du vécu et de la quotidienneté. Mais le projet s’est à mon sens perverti, dès la Kehre de Heidegger lui-même, se transformant en discours radicalement anti-technique, a-rationnel et poétique, qui a donné en France la prose derridienne déconstructrice, et qui s’oppose dorénavant à toute tentative de rationnalisation et de systématisation du réel, transformant la phénoménologie, qui d’origine est un effort structurel sur soi – une eidétique du vécu – en discipline belliqueuse, a-rationnelle et déconstructrice. Alors que le but est justement de construire et de rationnaliser le monde !

Cette tendance à la déconstruction a trouvé son parallèle dans une altérophilie et une destruction de l’ego et de l’identité qui a pu parfois servir de justification implicite à certaines visions politiques désastreuses. Levinas peut être considéré comme le principal moteur de cette tendance. Disons que c’est l’intentionnalité, l’éclatement du soi au monde, qui a trop primé sur la donation et la consistance ontologique du monde. Il a fallu par trop fluidifier les choses, les rendre mouvantes et souvent en les restreignant à une sphère d’immanence stricte, comme chez Deleuze.

Le destin de la phénoménologie ne pourra se construire que dans un renversement de perspective. Non pas dans une friction avec la philosophie analytique et sa sur-rationnalité de projet et de technique, ni même dans un approfondissement des fondements ontologiques et sémantiques, mais dans le retour à la volonté brentanienne et husserlienne de fonder une science rigoureuse et apodictique alliée à l’interprétation du vécu et de la quotidienneté qui cherche à en déceler les grandes lignes de force et la consistance. Ce que proposent les travaux d’Emmanuel Falque, par exemple, dans le sens d’une exploration de la consistance du corps et de l’autonomie des réalités intramondaines, déclinée comme un renversement des hypertrophies de la passivité sur l’activité, de la chair sur le corps, et de l’intention sur la donation. Une voie qui me semble éviter et outrepasser l’abscondité poétique dans laquelle est tombé une partie de la phénoménologie ou sa trop grande compromission avec les rationalités scientifiques dures.

D’une part, donc, éviter l’éclatement et l’hypertrophie de l’autre sur le même (ou de l’altérité sur l’identité), parce que nous sommes dans une période qui a besoin plus que tout de rassemblement et d’unification plutôt que de dispersion. Ceci est aussi à justifier, bien entendu. D’autre part, et enfin, retourner au vécu et au discernement des grandes lignes du vécu de l’ego en tant que tel, afin d’y déceler le topos qui fournira l’en-commun de cette unification, identité et rassemblement. C’est selon ces deux axes qu’il faut développer la phénoménologie aujourd’hui.

Maxime Roffay – Il est vrai que Vivien et moi partageons la commune revendication de l’héritage phénoménologique. Mais en même temps, la question nous introduit d’emblée dans le vif de nos dissensions. Depuis les premières Recherches logiques jusqu’à son fameux article de 1911, effectivement, Husserl n’aura eu cesse de garantir à la phénoménologie une portée téléologique plus générale, soit l’idée de faire accéder une fois pour toutes la philosophie au statut de « science rigoureuse » (strenge Wissenschaft). Ainsi, les expressions qu’il utilise sont durablement marquées par un certain positivisme propre à l’école brentanienne (dont sont également issus les pères fondateurs du courant analytique). Cette téléologie positiviste ne sera pas seulement mise en cause par Heidegger et ses successeurs : elle fera plus fondamentalement l’objet d’une ré-interprétation, c’est-à-dire aussi d’une ré-appropriation. Or, tout phénoménologue peut s’accorder sur la nécessité de se ré-approprier ou de traduire le projet husserlien, en vue d’en actualiser les ressources dans un temps qui n’est plus celui du positivisme. La question de la pertinence de la phénoménologie devient donc celle de la pertinence de telle ou telle forme d’actualisation. En tant qu’il en est le traducteur, le phénoménologue ne peut faire autrement que trahir, d’une manière ou d’une autre, les aspirations du « père ». Heidegger trahit Husserl quand il oriente la dynamique centrale de sa phénoménologie vers un thème existentiel (le Dasein), et plus encore quand il introduit la dimension d’une événementialité qui échappe à la maîtrise des saisies eidétiques et conceptuelles classiques (Ereignis). C’est sur ce dernier point que la rupture majeure intervient.

Les penseurs post-heideggériens comme Levinas ou Derrida se sont ainsi tournés, non vers ce que Vivien disqualifie d’emblée comme « altérophilie », encore moins vers une quelconque volonté de « destruction », mais vers ce qui, dans la phénoménologie (et j’insiste ici sur le dans, puisque les auteurs dont nous parlons y demeurent, du moins ne s’en exilent jamais totalement) s’éprouve comme irréductible. Ce qui ne se laisse pas circonscrire dans les procédures canoniques de la réduction : ni suspendre, ni formuler dans un discours de type apodictique. Cher collègue, je suppose que vous avez suffisamment confiance en la phénoménologie pour admettre qu’elle soit également appelée à se dépasser elle-même. Aucune philosophie, aussi riche et puissante soit-elle, ne saurait s’extraire complètement des déterminations contextuelles, en tant que la philosophie ne tient pas seulement du philosophe mais tout autant, sinon plus, de la dimension époquale du réel et du monde. Une dimension que, dans la Krisis, Husserl thématise d’ailleurs comme un fond de vie d’ordre historial, nécessairement présupposé à l’arrière-plan de toute production théorique.

Ce qui manque à votre définition, c’est la prise en compte de cette dimension. Pour savoir quelle tournure pourrait prendre la phénoménologie contemporaine, il faut au préalable se poser la question de ce qui, pour nous, fait aujourd’hui époque. Il est trop facile de passer la phénoménologie du XXe siècle au crible des enjeux qui sont les nôtres. Je m’accorde sur la nécessité de penser plus positivement l’unité, l’identité, l’en-commun dans le temps qui est le nôtre (et nous aurons l’occasion d’en discuter quand nous aborderons la question du politique). Mais peut-on penser ces questions brûlantes sans tenir compte de celles qui travaillèrent la génération qui nous précède immédiatement ? Par exemple, pourrait-on discuter en toute rigueur le thème de l’identité sans tenir compte des abondantes réflexions produites sur le thème de la différence ? Je ne le crois pas. Je pense tout au contraire que la rigueur nous oblige à prendre les phénoménologies de la différence très au sérieux, à ne surtout pas sous-estimer leur portée. Et ainsi, je réprouve cette manière de refuser le dialogue en construisant des schèmes d’opposition binaire. Cela revient à faire sombrer la phénoménologie dans un simplisme que je constate et condamne par ailleurs chez les héritiers du courant analytique. Quand la dite « philosophie analytique » rigidifie et simplifie outrancièrement, à longueur d’articles, les thèses des uns et des autres pour les réfuter plus aisément, finissant par tourner en boucle et par produire des structures de discours scandaleusement schématiques. Une attitude mortifère au sens des « concepts morts » dont parle Hegel, qui ne donne rien ou trop peu à penser.

Vivien Hoch – J’ai l’impression que vous fixez la question sur une alternative qui n’est pas de soi obligatoire et qui ne recouvre pas la possibilité quasi infinie de déploiement de la phénoménologie telle que son maître Husserl la concevait. Il y a d’autres alternatives que celles de la nécessaire trahison, du parricide et de l’érudition du moine copiste. Il y a aussi le prolongement.

Concernant l’irréductible dans la phénoménologie, je ne pense pas qu’il y en ait qui soit posé a priori. Si la description phénoménologique bute sur ce qu’elle croit être de l’irréductible, cela n’implique pas que cela soit forcément de l’irréductible. Il s’agit peut-être et aussi d’un manque d’attention au fil noético-noématique qui nous porte vers les choses. Husserl lui-même pensait « tomber » sur le fondement des fondements, l’ego, dernier rempart apodictique et irréductible de tout ce qui peut être possible en phénoménologie. Mais cet ego n’est pas lui-même dépendant d’un quelconque « fond historial » en tant qu’il est lui-même condition et non conditionné par l’histoire et l’être – et l’histoire de l’être.

Dans les phénoménologies contemporaines de la différence ou de la déconstruction, il y a un glissement entre l’ego et l’autre ego, qui se reporte finalement sur un choix métaphysique entre tous qui est celui qui a été opéré dans l’impensé de l’époque entre le même et l’autre, Alors qu’il n’y a pas d’opposition entre l’ego et autre chose. L’ego est absolu et ultime, c’est-à-dire qu’il n’a pas de vis-à-vis ! Il est donc impossible de lui opposer quoi que ce soit. C’est le même souci avec les concepts de transcendance et d’immanence. Exprimer l’une revient à exprimer l’autre. De même que dire « capitalisme » c »est se positionner dans la dichotomie choisie par Marx lui-même entre « communisme » et capitalisme ». C’est s’enfermer dans un jeu que l’on a pas choisi. Car ce que recouvre le terme de transcendance, ce n’est qu’une partie d’une l’alternative qu’il partage avec l’immanence. Mais si Dieu, tel que les chrétiens le comprennent, il y a, alors il englobe tout à la fois l’immanence et la transcendance, et finalement l’alternative ne se pose pas. Ceci pour dire que la croisade menée au sein des phénoménologies de la différence – Heidegger, Levinas, Derrida, etc., contre le tournant transcendantal du Husserl des Ideen I est abscons et détourne la phénoménologie de ses véritables possibilités. Elle enferme alors la phénoménologie transcendantale dans une « catégorie » qui n’est pas la sienne, car elle-même se comprend et se présente comme infinie.

En fait, les phénoménologies de la différence (ou « différance ») répondaient aux enjeux d’une époque aujourd’hui révolue, où il fallait lutter de manière salutaire contre le structuralisme des sciences humaines, le systématisme hégélien de la philosophie et les expériences nationalistes désastreuses au plan politique. Or, aujourd’hui tout cela est bien éclaté, et même beaucoup trop ! Deux possibilités de nouvelles alternatives au panorama actuel de la phénoménologie, sur lesquelles j’aimerais insister :

– celle de Michel Henry, qui prend bien acte de cette incroyable re-découverte et re-déploiement de l’ego par Husserl et décide de l’approfondir, en y découvrant un terrain extrêmement fertile et éminemment chrétien.

– celle du Fink de la VIème méditation, qui, je le rappelle, a bénéficié des faveurs du maître (au contraire de Heidegger), et qui propose une exploration transcendantale – mais pas kantienne – en déployant l’ego et la (les) réduction(s) jusqu’à des possibilités à mon sens encore jamais atteintes.

Bref, ceci pour dire qu’il y a encore des possibilités encore par trop inexplorées en phénoménologie qu’on pourrait esquisser avec profit devant ce qui a déjà été fait et qui me semble aboutir à la fin de son aventure.

Maxime Roffay – Je ne conçois pas cette nécessité d’opposer une phénoménologie qui serait de rupture à une phénoménologie qui serait de continuité. Le continent husserlien apparaît suffisamment vaste et foisonnant pour laisser aux phénoménologues des choix d’exploration non intégralement déterminés. C’est, qu’on le veuille ou non, de certaines lectures de Husserl – parfois très aventurières je vous l’accorde – que sont nées les phénoménologies les plus « dissidentes ». La philosophie de Derrida, notamment, prend son essor à partir de lectures extrêmement fouillées de l’oeuvre husserlienne. Les problématiques de l’ego, de l’intentionnalité, de la conscience transcendantale ne sont pas abandonnées au profit d’autre chose – pas même de cet alter-ego qui apparaît au cours de la Ve Méditation. Elles sont au contraire prises en charge d’une manière novatrice, en un temps où l’on assiste au déploiement des thématiques liées à la dite « mort du sujet », portées non d’abord par des philosophes mais par les sciences humaines et sociales. C’est à cette mise en cause radicale du primat de la conscience et de la subjectivité que des auteurs comme Levinas et Derrida eurent à faire face – à cet égard, il n’est pas sûr que nous soyons encore tirés d’affaire. Le risque, à vouloir si vite en finir avec les productions post-heideggériennes, serait de ne plus savoir répondre à la hauteur de tels ébranlements, qui touchent aux fondations. Ces travaux constituent plutôt, pour nous, un fonds inestimable de réponses possibles au drame d’une déperdition du sens.

Il est intéressant que vous suggériez les lectures de Fink et de Henry. Ces deux auteurs ont abordé des champs problématiques très différenciés : celui, très théorique, de la méthode, et celui, très concret, de la vie incarnée. Je ne me représente pas aussi précisément les auteurs et les problématiques qui pourraient être ceux de notre temps. Mais il me semble, au-delà du contexte, que la phénoménologie se voue tout entière à la quête de ce qui, au fond, unit des régions théoriquement différenciées. Un travail important à mener consisterait dès lors à mettre au jour les points de rencontre possibles entre les phénoménologies de Fink et de Henry, soit, plus fondamentalement, une phénoménologie capable de rendre lisibles les relations par lesquelles les questions de la méthode transcendantale et de l’auto-affection trouvent leur lieu d’unité. Cette visée unitive caractérise en propre toute démarche phénoménologique.

Et si nous n’avons pas à inventer les enjeux de notre temps, nous pouvons les anticiper. Les travaux les plus récents, outre leur diversité, forment un paysage largement configuré par la question du sens. Les recherches du XXe siècle tardif (en philosophie, en sémiotique, en psychanalyse) nous ouvrent à la question du sens comme la question par excellence de notre temps. Encore largement indéterminée, les travaux dont nous héritons n’en sont que des ébauches, des esquisses. La phénoménologie du sens est en attente d’une élaboration plus globale, ou plus précisément, en attente d’éclaircissement. Les problématiques du langage (ou de la « méthode transcendantale ») et de la corporéité gagnent leur pleine pertinence quand elles se posent en vue de la question du sens. Le sens peut-il encore se dire dans une forme, plus ou moins assumée, d’idéalisme transcendantal ? Peut-on encore localiser quelque point d’origine, plus ou moins substantiel (l’ego, le corps, l’histoire, le dieu) ? Il nous faut analyser les conditions négatives dans lesquelles notre époque s’inquiète de la question : le thème du nihilisme, la prolifération de l’insignifiance, la prise de la mesure du non-sens comme dimension intrinsèque du vécu. On parle de perte ou défection du sens : est-ce réel ? Qu’est-ce à dire ? Il est difficile d’aborder ces questions aussi frontalement (en témoignent la densité des recherches de Jean Greisch pour le versant herméneutique, et la complexité des travaux de Marc Richir pour le versant phénoménologique) ; elles exigent pour aujourd’hui de nouvelles prises en charge et approfondissements.

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